Le titre américain, « The Lincoln Lawyer » - l’avocat à la Lincoln - est plus compréhensible que l’énigmatique traduction française. Le prévenu défendu ne s’appelle pas « Lincoln » mais « Roulet » ; c’est son avocat qui roule dans cette voiture de luxe appelée Lincoln Town Car ; et c’est donc une bagnole qui donne le titre du livre…
Ce roman est cependant bien meilleur que son titre. Rappelons que Michael Connelly a été journaliste en Californie, il a même eu le prix Pulitzer pour ses reportages sur les émeutes de 1992. Documenté, précis, réfléchi, voici un véritable auteur, bien loin des vulgarités obscènes d’un Ellroy ou de ses avatars avides de vendre. « La défense Lincoln » nous fait pénétrer dans les arcanes du droit américain, tel qu’il est pratiqué de façon concrète au tribunal, entre juge, policiers et prévenus. Bien mieux qu’un manuel de droit, ce roman policier à rebondissements, où l’action est toute psychologique, nous apprend à raisonner américain lorsqu’il s’agit de la justice.
Or, cette logique est très loin de la nôtre ! Aux Etats-Unis, le juge est arbitre entre les parties ; il est chargé d’appliquer la loi mais évalue les circonstances en fonction de la charge comme de la défense. Chacun se doit d’apporter ses preuves, de les mettre en scène, de jouer sur le registre humain avec tout son talent pour convaincre. Le juge ne cherche pas l’aveu mais pèse les arguments présentés. Le juge ne procède pas lui-même mais reste indépendant de la police comme de la défense qui, chacun, ont le devoir d’enquêter et de fournir les preuves de leur côté. Nous sommes donc bien loin du « jugement de Dieu » des cours souveraines de notre pays, resté très « Ancien Régime » sur ce sujet ! Outreau l’a outré, les Français ne sont jamais sortis de cette attitude de respect religieux envers l’Autorité. Ce qui a pour conséquence d’inhiber toute critique puisque « la Vérité » est censée sortir des attendus du jugement – une vérité absolue, platonicienne, quasi divine. Bien loin de cette « vérité relative » des juges américains. La mentalité protestante a bien rompu avec la catholique : la Vérité n’est pas de ce monde ; nul homme ne sera jamais parfait ; le noir et blanc ne sont que des fantasmes idéaux.
Humilité américaine : « Après 15 ans de pratique du droit, j’envisageais la chose en des termes fort simples. Le droit était une grande machine toute rouillée qui avalait des gens, des vies et de l’argent. Moi, je n’étais que mécano. J’étais devenu expert dans l’art d’entrer dans la machine, d’y réparer des trucs et de soustraire à x ou à y ce dont j’avais besoin en retour. » p.43 On est bien loin de l’impériale « intime conviction » du juge d’Outreau.
Pragmatisme américain : « En termes de stratégie, que l’accusé ait ou n’ait pas fait ce qu’on lui reproche n’a aucune importance. Ce qui en a, ce sont les preuves rassemblées contre lui et si, oui ou non, on peut les neutraliser. Mon boulot à moi consistait à les enterrer ou à les ternir. A les recouvrir d’un gris qui est la couleur même du doute raisonnable. » p.74
Oh, je vois bien venir les commentaires franchouillards en riposte : « oui, mais ils jugent pas mieux que nous ; des condamnés à mort le sont sans preuves réelles ; c’est le fric qui compte dans cette stratégie, un avocat habile, et hop ! » Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas la question. La question est de savoir comment – là-bas, concrètement - ça se passe. Que nous en tirions des leçons ou non dépendra de notre volonté de changer les choses en mieux ou de la proverbiale inertie d’une nation de vieux, toujours contente d’elle-même, et qui répugne à toute réforme. Vous voyez comme les choses sont claires, au fond.
Le roman met en scène un avocat, Mickey Haller, habile et commerçant. Il travaille surtout dans sa Lincoln et s’est organisé un réseau de clients plus ou moins réguliers, tout en assurant sa publicité dans divers endroits. Prostituées, dealers, bagarreurs, sont le lot quotidien. Ils rapportent peu. Aussi, quand un riche fils de famille, agent immobilier, est accusé de violences sur une femme, voire de tentative de meurtre, il saute sur la bonne affaire. Sauf qu’il devra se faire une conviction pour présenter au mieux les preuves en défense : innocent ou coupable ? Cette dialectique sous-jacente mène ici l’histoire.
L’avocat a beau dire que peu importe, que son rôle est de faire douter des preuves, ces preuves s’accumulent et la défense en trouve aussi d’autres, de son côté… Dès lors, toute la stratégie consistera à gagner – comme tout bon avocat le veut – puis à régler ses comptes après – si c’est possible. Car « l’innocent » est retors, ses témoins habiles en marketing, sa puissance d’argent imparable.
Sauf que : nous sommes en Amérique où « tout » est possible et l’histoire a une morale à la fin. N’hésitez pas à lire « La défense Lincoln » pour la découvrir. Au-delà du démontage minutieux du fonctionnement de la justice, c’est aussi un bon, un très bon, roman policier.
Michael Connelly, La défense Lincoln, 2005, Points-Seuil 2007, 535 pages.