Sommes-nous de la revue ?
A quoi bon une revue, écrite, imprimée, distribuée ? Y a-t-il encore des lecteurs autres que les auteurs qui y publient (et n’y lisent guère les autres textes) ? Peut-être la réponse désabusée à ce genre de question est-elle en train de perdre sa pertinence. La rage monte à nouveau chez tous, non chez un, et avec elle la « rage de l’expression », sous toutes les formes et contre toutes les oppressions, et d’abord culturelles ! La Revue Internationale des Livres et des Idées, axée sur une « gauche de gauche », mais aussi sur la littérature, tout comme Fusées, axée sur des enjeux de l’art et de l’écriture (et des noms méconnus comme Lucerné dans le dernier numéro), montrent en tout cas que résister, contrer et créer sont, le mot résonne en plus d’un sens, actuels !
Grumeaux, dont le premier numéro vient de sortir aux éditions Nous, participe de cette possible renaissance rageuse. Que cet ensemble tourne autour de la « Voix » (titre de l’ensemble, autour de la question « pourquoi/comment lire à haute voix ? ») n’est pas un hasard : les performances vocales (et gestuelles) aujourd’hui relancent l’écriture poétique et lui donnent un impact qui déplace son centre de gravité, du livre à la – quoi ? La vie, la présence, la communication ? Les mots lestés d’idéalisme font trop vite retour. Les plus de 275 pages de cette revue, entre expériences et réflexions, permettent d’y voir plus clair.
Plusieurs générations d’écrivains de plusieurs pays y répondent et d’abord par leur textes poétiques – dans lesquels les voix ne s’entendent qu’à condition que nous-mêmes lecteurs les lisions à haute voix : nous y sommes invités par-dessus tout et je ne peux qu’y renvoyer. J’épingle tout de même quelques phrases frappantes… Ainsi, de Christian Prigent : publique, « la lecture insiste spécifiquement sur ce qui, dans la composition du texte, relève des traces de l’oralité implicite qui est l’une des forces qui en ont commandé l’écriture (écholalie, mesure, rythme) ». Ou de Cécile Mainardi : « une Schérazade qui ferait de sa voix-même l’objet d’un languissement instantané et sans fin, d’un languissement infiniment exaucé dans le temps même de son manque ». Au passage, cette figure de Schérazade nous remet en mémoire que le mythe de la récitante qui suspend la mort contient au moins autant la vérité de la littérature que celui du chant d’Orphée que la mort surprend ! Autre phrase témoin, de Jacques Demarcq, extraite de « La vie volatile » : « J’oralise des sortes de virgules, des exclamations ou interrogations auxquelles j’accole des paroles pour en contenir le vide mouvementé. » Ou, lapidaires, de Jacques Jouet : « La voix est une expiration. » et de Benoît Casas : « la voix et tout ce qu’elle trahit »…. Ou encore, de Charles Bernstein : « La poésie visuelle nous fait regarder autant que lire des textes, alors que la poésie sonore nous fait entendre aussi bien qu’écouter. Ces deux limites se croisent, curieusement, lorsqu’un poème visuel est lu comme un poème sonore ou lorsqu’un poème sonore est noté comme un poème visuel. » Ou enfin, la remarque de Michael Davidson : « La découverte par Milman Parry, Albert Lord et Eric Havelock de traditions orales et de style formulaire fournit un lien entre les pratiques d’avant-garde et les cultures tribales du passé. »
L’ensemble est encadré par deux articles philosophiques, l’un de Mladen Dolar, l’autre de Slavoj Zizek, tous deux fondateurs de « l’École de Ljubljana », marquée par la psychanalyse lacanienne. Le premier parcourt de façon lumineuse les diverses façons de penser la voix, en particulier la rupture qu’elle introduit dans le sens, son caractère « acousmatique, voix dont la source ne peut être identifiée » et son double excès : d’autorité et d’exposition. Le second met en tension Lacan et Derrida, ce qui affronte heureusement les illusions de présence à soi et de souffle créateur que l’apologie de la voix peut entraîner. Comme à son habitude, Zizek bouillonne et change de sujet au cours de son texte, ce qui nous fait passer de la voix à la jouissance, de la jouissance au racisme et à l’antisémitisme et de ça au fantasme et à la fiction. Pourquoi pas ? Nous y perdons la voix, mais nous y gagnons, depuis la différence entre le fantasme comme « rêve d’un état sans perturbations » et le fantasme « dont le forme élémentaire est l’envie », hantise du réel de la jouissance axée sur l’Autre, la distinction entre la « fiction symbolique » et l ‘ « apparition spectrale ». Ce qui nous déporte vers une autre thématique dont j’introduis la discussion : la traversée du fantasme n’a-t-elle pas lieu radicalement, y compris pour la politique, dans l’expérience littéraire (ou artistique) précisément parce que la fiction n’y est pas coupée du réel, qu’elle opère la déception de son « spectre » lorsqu’elle affronte l’impossible à représenter ? En lui donnant voix au chapitre. Mieux : en donnant de la voix.