EPISODE 20 : Où l'on retrouve le Masque de fer dans une situation fort inconfortable et où le caribou fou essaie de persuader son prisonnier qu'il n'a pas le choix : obéir ou subir la torture.
Pendant tout ce temps perdu qui ne se rattrapera plus, Gudule, confortablement installée dans un fauteuil de sorcière-dentiste, en était arrivée au chapitre XV de Deux cœurs chauds sous les cocotiers et elle entamait la quarantième description du paysage verdoyant et délicieusement exotique dans lequel étaient censées se dérouler les nombreuses péripéties de ce palpitant roman, après avoir victorieusement affronté les cent cinquante malentendus, disputes, quiproquos, crises d'hystérie, impressions fausses et fausses impressions qui séparent inéluctablement le héros et l'héroïne d'un roman Harlequin avant, bien sûr, la réunion finale et la réconciliation in extremis, accompagnée en générale d'interminables explications sur lesdits malentendus, disputes, quiproquos, crises d'hystérie, impressions fausses et fausses impressions mentionnés plus haut. Elle s'était tellement investie dans sa lecture -nettement moins chaotique qu'au début- qu'elle en avait oublié le Masque de fer et son Maître à sorceller. Le second s'était endormi sur le carrelage, le museau dans les pattes avant ; le premier avait vaillamment essayé de résister à cette torture mentale. Il s'était récité toute La Princesse de Clèves, avait écrit quelques lettres en pensée à sa chère amie la Sévigné (pas la Grignan, c'était une affreuse connasse), avait revécu le procès de la Voisin, l'exil de la Montespan, s'était promené de ci de là dans les jardins de Versailles puis était enfin parvenu au moment où Gudule, folle de rage de ne pouvoir le coincer maritalement, l'avait enfermé à Sainte Marguerite avec obligation de porter ce masque que, finalement, il ne trouvait pas si déplaisant que ça. Arrivé à ce stade des réminiscences du passé, le Masque de fer avait tout à coup entendu les phrases que prononçait Gudule. Il poussa un horrible beuglement qui tira le caribou fou de son sommeil.
« Qu'est-ce qu'il a à hurler, ce taré ? » demanda l'animal satanique en se relevant d'un bond. Il s'étira. « Je crois qu'il demande grâce, ô mon Maître, dit Gudule. Et c'est bien dommage, je ne saurai pas la fin de cette si belle histoire. » Le caribou fou s'approcha de notre malheureux héros. « Alors, tête de lard, comment la trouves-tu, cette littérature ? » « A vomir, répliqua le Masque de fer. Mais je ne cèderai pas. » « Vraiment ? » dit le caribou fou avec rire sinistre. Et d'un geste de la patte, il fit signe à Gudule de reprendre sa lecture.
« D'un geste puissant, Malcolm enserra Jessica dans ses bras musclés et posa sur sa bouche un baiser fougueux. La jeune femme se débattit un instant, puis ne parvenant plus à réfréner le désir de ce corps viril qui se déchaînait en elle, répondit avec une passion dévorante. Les mains de Malcolm, larges, expertes, se promenaient sur... » « Stop ! cria soudain le Masque de fer. C'est trop horrible ! Je ne peux plus ! Dis ce que tu veux de moi, abominable créature ! » « Il est pénible ! râla Gudule. Juste au moment où ils allaient faire l'amour dans les jardins en fleur, au milieu des myosotis, des cocotiers et des mimosas, au bord de la mer Tyrrhénienne ! » La patte du caribou fou la fit gicler manu militari de son fauteuil de sorcière-dentiste. « Tire-toi, débile ! dit-il en prenant sa place. A moi d'agir, maintenant. Et ne viens pas me dire que tu as encore perdu une consonne, sinon, je t'en mets une deuxième ! » menaça-t-il en voyant Gudule regarder autour d'elle d'un air consterné. « Je n'ai rien perdu, ô mon maître, dit-elle. Seulement le Servile Séide. Je ne sais plus où je l'ai rangé. » « Là-bas, dans le coin gauche, indiqua le caribou fou. Ce tas de gélatine blanche, c'est pas lui, par hasard ? » « Ah mais si ! » fit Gudule, rassurée et elle se dirigea vers le malheureux qui tendait déjà la joue pour recevoir une gifle.
« Ce que je veux de toi est très simple, commença le caribou fou. Tu vas m'attirer toute la bande ici en hurlant. Mon frère va capter tes cris, ils s'amèneront au château et le cercle rouge les expédiera sur Sirius. » « Je ne crierai pas, dit majestueusement le Masque de fer. Jamais je ne coopérerai avec toi ! » « Il va bien falloir, mon bel ami, rétorqua le caribou fou. Parce que si tu continues à résister, ce ne sera plus l'audition de cette connerie, mais une séance de chatouille sous la plante des pieds. » « Agrgg ! fit le Masque de fer qui ne craignait rien à part, justement, la chatouille (et la mauvaise littérature). Va te faire voir ! » « Parfait, fit le caribou fou en arrachant les bottes de son prisonnier, puis ses chaussettes. Allons-y gaiement ! » Et du bout de la patte, il se mit à gratouiller légèrement ladite plante des pieds avec une telle science que le Masque de fer ne résista pas plus de trente secondes et se mit à rire, à se contorsionner, puis à crier de toutes ses forces. « Et ben voilà ! dit le caribou fou en s'arrêtant. Ca, c'est du hurlement. Encore un petit peu, juste pour le plaisir ! »
« Mon Maître, mon Maître, s'écria soudain Gudule qui, après avoir boxé le Servile Séide, s'était mise à la fenêtre et chantonnait vaguement, ils sont là, devant le château d'Onyx Noir. » « De mieux en mieux, dit le caribou fou. Crie, mon ami, crie » et il redoubla ses chatouilles. La voix du Masque de fer retentissait lamentablement dans le laboratoire maudit. « Maître, ô mon maître, dit soudain Gudule, ils ne sont plus là ! » Le caribou fou cessa aussitôt ses exactions. « Seraient-ils enfin sur Sirius ? » Mais un barouf monstrueux s'éleva dans l'escalier de la tour. « Ils sont passés, ils sont passés ! » s'exclama Gudule, verte de terreur et rouge de colère. « Ils ne passeront pas le deuxième cercle, c'est moi qui te le dis, gronda le caribou fou. Apporte de quoi écrire, nullité, on va leur tendre un autre piège ! »
(Seigneur, quel est donc ce nouveau piège ? Quelle idée délirante a donc germé dans le cerveau de ce caribou fou ? Nos amis vont-ils pouvoir éviter ce traquenard ?... Entracte.)