Sébastien Schuller, Evenfall

Publié le 23 mai 2009 par Bertrand Gillet
C’est un débat qui agite les cénacles, qui alimente les dîners en ville, qui divise la scène Geek de par le monde et surtout en France, cet îlot de résistance qui s’arroge encore le droit de mépriser les règles de la Pop dans son acceptation la plus universelle, c’est un débat qui tord aussi le cou aux idées reçues. En ces temps d’évolutions musicales il semble que les groupes de rock se tournent de plus en plus et très paradoxalement vers les années 70 afin de retrouver cette inestimable vitalité. Ce phénomène n’épargne ni les 60s ni les 80s, encore moins les 90s avec le Post Rock. Deux options radicales s’opposent alors, en Grande-Bretagne comme dans l’Amérique d’Obama, la tendance revival d’un côté, cet état d’esprit pratiquant avec justesse l’art du copier-coller a aujourd’hui toute sa place, et une approche plus contemporaine de l’autre. Revival et contemporain. Dans le rang des modernes, légèrement en marge, cultivant une certaine distance, je dirais même une jolie discrétion, il y a Sébastien Schuller. Des yeux un peu embrumés, une barbe sauvage qui semble parfois refuser de céder à la facilité, à la rapidité, à cette désagréable manie d’écouter les sirènes de la hype, du buzz, de faire les petits rois de la pop et de les révoquer trois jours après. Vous l’aurez compris, Sébastien Schuller aime prendre son temps et derrière ses allures d’ermite un peu bourru, on trouve une autre idée de la musique, nourrie de travail, d’effort, de patience, comme s’il aimait à voir se décanter, dans ses alambiques personnels quelque élixir précieux. Ce fut le cas à l’époque de Happiness, on avait été bercé par les langueurs mélancoliques de Wipping Willow qui passait en boucle synthétique sur Nova, mettant le monde Indie sous hypnose. Avec la sortie de l’album, on perçoit déjà le potentiel du musicien, malgré une certaine forme d’austérité qui ne nuit en rien à la qualité des compositions ni à l’émotion qui s’en dégage, puis les années se passent, les attentes se font nombreuses, et loin des cris de ferveur des fans et de la presse, Schuller se remet à la tâche, huile à nouveau ses instruments, dresse le nouveau panorama de ces futures chansons et s’attarde à les concrétiser. Début 2009, la blogosphère est en émoi, le deuxième album est enfin confirmé, on l’annonce pour le printemps, cela tombe bien, ce sera le sujet principal des 10 nouveaux titres. Un mois et demi avant sa sortie, je découvre enfin Evenfall. Pochette énigmatique d’abord, cet enfant de la crise de 29 et de Steinbeck dont le bras semble abriter les pas d’une ballerine démultipliée da façon chorégraphique, pochette qui semble par sa beauté vous retenir d’en sortir la galette laserisée, sorte de pause dans le Temps, ce que les anglais appellent A moment in time. A mesure que j’écoute l’album les questions me viennent naturellement, celles que vous lirez tout à l’heure, des impressions fortes comme dans Morning Mist qui renoue avec les tonalités hivernales de l’opus précédent mais c’est avec Open Organ que s’ouvre réellement Evenfall, radieux et caressé d’un soleil plein, celui du renouveau. Car il est bien question de cela : Schuller se réinvente et son art gagne ainsi en maturité. Là où l’épure de son home studio sur Happiness n’était que contingence et nécessité, Schuller s’ouvre à une orchestration et derrière elle à une logique de studio. On est loin de ces sonorités bricolées avec grâce et dénuement, la splendeur reste intacte mais elle est ici transfigurée par les techniques qui se sont bien évidemment mises au service de ses ambitions créatives. Balançoire, Awakening et The Border scintillent de mille et une trouvailles, quant à New York, ce court instrumental débutant la face B (excusez-moi de résonner en vinyle) semble avoir été façonné par un trouvère délicat, s’ébrouant en nuances médiévales enluminées de cuivres saillants. Les quatre derniers titres prennent des chemins de traverse, explorant avec la même rigueur maniaque de nouvelles convergences musicales vers une électro aussi minimale que prenante. C’est cela le miracle d’Evenfall : une œuvre singulière placée sous le sceau de la modernité, une forme d’art mélodique contemporain qui ne s’enferme jamais dans un dogme ou un autre. Au fond et comme je le disais précédemment, Schuller est un enfant des seventies mais contrairement à d’autres, il a su tirer de cet héritage une démarche totalement personnelle : 10 morceaux murement réfléchis, pas un de plus, fruits d’une écriture subtile et habitée. Il nous fallait interroger Sébastien Schuller sur la démarche quasi cathartique qui prévaut chez lui. Voici le dialogue qui fut le nôtre par l’entremise de l’Internet, entre Paris et Philadelphie.
Shebam : je crois que tu es l’artiste qui se rapproche le plus de Robert Wyatt : voix fragile, musique construite par strates sonores, goût pour une électronique discrète, répétitive et entêtante ? Suis-je dans le vrai ?
Sébastien Schuller : J’aime la description de cette musique même si je connais très peu celle de Robert Wyatt, Rock Bottom principalement. J’en ai en tout cas souvent entendu parler.
Shebam : Chacun a un souvenir précis du jour où il a découvert Rock Bottom de Wyatt. Moi, c’était en février 96, je faisais mon service militaire et dans le camion qui nous emmenait en manœuvre, alors qu’il faisait un froid bleu, je me repassais sans cesse l’album dans ma tête. Quel est le tien ?
Sébastien Schuller : Je travaillais sur la pochette d’Happiness dans un bureau d’infographie quand un ami fan de Wyatt, impressionné par la ressemblance de ma voix avec la sienne, est parti à la Fnac et m’a offert Rock Bottom.
Shebam : Happiness de part ses choix musicaux et sa pochette assume sa filiation avec Rock Bottom, en revanche Evenfall semble plus dense, plus ouvert sur une instrumentation luxuriante comme dans Ruth is Stranger Than Richard. L’impression est-elle réelle ? Raconte-nous la genèse de l’album ?
Sébastien Schuller : J’ai sûrement répondu quant à ma filiation avec Wyatt. Mais du coup, vu que ce n’est pas la première fois, ça va forcément me pousser à découvrir ces albums. J’ai voulu rajouter des rythmes sur ce disque, j’avais aussi envie de jouer avec d’autres couleurs, d’autres sons comme les cuivres, les vents et cordes. Avec recul je redécouvre Evenfall comme s’il était lié à la lumière et à l’ouverture. Son dénouement peut être comparé a celui d’une journée. Toute la première partie de l’album est lié au printemps, au jour qui se lève, jusqu'à l’éclat du soleil de midi (the border) pour ensuite plonger dans des pensées crépusculaire (Battle ou High Green Grass).
Shebam : Tu vis entre Paris et Philadelphie. Ce nouvel environnement a-t-il déteint sur ta musique et de quelle manière ?
Sébastien Schuller : Oui certainement, on est toujours influencé par ce qui nous entoure. Je découvre une autre culture, un nouveau  pays. Awakening m’est venu alors que je me promenais dans un parc en face de chez moi. J’entendais dans le ciel des sortes de carillons psychédéliques sans savoir d’ou cela venait. J’ai appris plus tard que l’église d’a côté ne sonnait pas les cloches mais jouait régulièrement dans ses speakers cette musique flottant dans les airs. Je suis directement rentré chez moi pour essayer de reproduire ce son de cloches étrange.
Shebam : Ça fait quoi de vivre dans l’Amérique d’Obama ?
Sébastien Schuller : J’ai beaucoup voyagé ces derniers temps entre la France et les USA donc je n’ai pas encore pu ressentir les effets de son élection, quoi qu’il arrive c’est une période très dure ici et Obama ou pas, il faut surtout que les gens s’arment de pensées ultra positives pour faire face à ce qui les attend. Je garde le mot « hope » en tête.
Shebam : On attendait ce deuxième album depuis 3 ans, et cette nouvelle livraison comme la première se veut resserrée, 10 morceaux, pas un de plus. Que penses-tu des albums qui en passant au format CD alignent 13 ou 16 titres ?
Sébastien Schuller : Il faut que les titres restent valables, ca ne sert à rien de faire du remplissage. Je pense être arrivé à un bon équilibre avec les morceaux tels qu’ils sont. Je préfère refaire un nouveau projet très prochainement pour y inclure peut être des titres laissés sur le côté durant l’enregistrement. Finalement il n’y en a pas eu tant que ça. Une fois la sélection faite à l’étape des démos, l’ordre du disque est resté intact, à part un titre qui verra peut être le jour comme inédit pour une version japonaise.
Shebam : on t’imagine assez bien en miniaturiste, dilatant le temps pour écrire, enregistrer et produire le fruit de ton inspiration. Perfectionniste insatisfait ou authentique dilettante ?
Sébastien Schuller : Plutôt perfectionniste, insatisfait. Mais ça te sert de moteur pour repartir et continuer à composer de nouvelles choses.
Shebam : Balançoire commence par un farfisa pour exploser au bout de 3 minutes et 20 secondes sur un grand orgue. Pourquoi ne pas l’avoir appelé Open Organ, du nom du deuxième titre ?
Sébastien Schuller : Oui c’est vrai ça aurait pu coller. Balançoire fut inspiré par un vieux film muet (Balançoire) en noir et blanc des années 20 de Noël Renard (son unique film réalisé). J’ai fait quelques performances avec cette musique lors de ciné concerts ou le film était projeté.
Shebam : Peux-tu s’il te plait nous citer tous les instruments utilisés sur Evenfall et dans l’ordre alphabétique qui plus est ? Tu joues vraiment de tout ou préfères-tu t’entourer d’autres musiciens ?
Sébastien Schuller : Oh ! La liste est longue. Oui  je joue un peu de tout sauf des cuivres et autres vents mais il y a aussi d’autres musiciens qui viennent  reprendre des parties pour les enregistrer dans de meilleurs conditions ou donner aussi leurs feeling sur d’autres. Bref, à l’arrivée c’est un mélange de beaucoup de choses avec beaucoup d’éditions.
Shebam : Pourrais-tu t’inscrire dans une logique de groupe et ne plus produire sous ton seul nom ?
Sébastien Schuller : Je pourrais certainement m’inscrire dans une logique de groupe, j’en ai même envie, mais maintenant que j’ai découvert  le plaisir mais aussi l’enfer de produire, d’écrire  tout  seul, je pense que je continuerai toujours cette activité en parallèle.
Shebam : Les quatre derniers morceaux semblent assumer une électronique très présente contrairement à la « première face » du disque, plus lyrique. Y a-t-il une dualité dans ta personnalité que tu te sens obligé de traduire musicalement ?
Sébastien Schuller : Certainement. J’ai déjà une dualité musicale très présente et c’est pour cela qu’il m’est important de faire aboutir les projets le plus rapidement possible, ou je risque rapidement de m’ennuyer et je vais trouver le besoin d’aller voir ailleurs. En même temps je pars du principe qu’il est plus intéressant de ne pas avoir le même mood répété dix fois sur album. Ce qui m’ennuie sur beaucoup de disque d’ailleurs.
Shebam : Jared Van Fleet nous a offert une très belle interprétation de Weeping Willow. Alors, ça fait quoi d’être repris ?
Sébastien Schuller : Ça fait drôle. Je connais un peu Jared et j’aime beaucoup ce qu’il fait. Bref c’est très touchant.
Shebam : Quel artiste ou quel disque ne t’a jamais influencé ?
Sébastien Schuller : Ah, il y en a des tonnes mais du coup je ne connais pas leurs noms.
Shebam : Dis-moi que ton Beatles préféré est le double blanc ?
Sébastien Schuller : Je n’ai pas cet album. Je me suis souvent dit que je gardais les Beatles pour mes vieux jours, comme la musique classique. C’est bizarre car le premier 45T que j’ai acheté enfant était en fait Ticket To Ride. De toute façon, j’ai l’impression qu’il faudrait vraiment habiter au fin fond de la Nouvelle Guinée pour ne pas avoir été bercé par la musique des Beatles, et encore…J’ai aussi l’impression que j’arrive à prendre rapidement ce dont j’ai besoin dans un groupe pour le garder et l’assimiler avec le temps. Je vais ainsi davantage me concentrer sur ce qui m’étonne ou me touche le plus.
Shebam : Si on te dit que ta musique s’apparente au rock progressif, tu le prends comment ? Jolie insulte ou vil compliment ?
Sébastien Schuller : Peu importe, j’en ai écouté  et certains morceaux de groupes considérés comme underground aujourd’hui ressemblent parfois à des vieux Genesis.
Shebam : Ça fait quoi d’avoir été plébiscité par la presse catholique de gauche, Télérama en l’occurrence ?
 
Sébastien Schuller : Télérama c’était une fierté en tout cas d’avoir obtenu à l’époque les 4 clefs. Quand j’étais disquaire à la Fnac, j’avais toujours un certain intérêt pour ces disques étiquetés Télérama.
Shebam : Parle-nous d’Agnès Montgomery, l’artiste qui a créé la pochette d’Evenfall : on dirait un mélange entre Huckleberry Finn et le Kid de Chaplin, à l’époque de la grande dépression.  
Sébastien Schuller : C’est une très belle image que va sûrement apprécier son auteur. Agnès Montgomery est une artiste qui fait des collages. Elle s’était déjà faite remarquer avec la pochette de Person Pitch de Panda Bear. Elle passe beaucoup de temps à  s’immerger dans la musique quand elle travaille sur un projet. Elle a un univers à elle rempli de poésie et de féérie. Tout l’artwork sur ce disque est fantastique.
Shebam : Quelques mots à propos du projet solo du bassiste présent sur Happiness, Richard Cousin ou est-ce confidentiel ?
Sébastien Schuller : C’est à lui qu’il faudrait demander pour la confidentialité. Je sais qu’il prépare déjà un 4 titres pour très bientôt. Il a une voix fantastique et m’a beaucoup surpris et touché quand il m’a fait découvrir ses premières compositions. Il travaille beaucoup et le résultat est très personnel et habité. J’ai hâte qu’il commence à partager sa musique avec le plus grand nombre.
Shebam : Quelle île déserte emporterais-tu sur un disque ?
Sébastien Schuller : Je vais dire l’île de Jersey car j’en connais une autre bien plus déserte, mais je la garde comme un secret bien rangé.
Shebam : On inverse les rôles. Pose-moi une question !
Sébastien Schuller : Dans l’œuvre de Robert Wyatt, quels sont les disques indispensables à écouter ?  
Shebam : Difficile question tant l’œuvre du bonhomme reste courte mais labyrinthique. Je dirais dans la première période, c’est-à-dire lorsqu’il officie comme batteur chanteur au sein de Soft Machine, The End Of An Ear : c’est un album solo très dense, bourré d’idées un peu folles, de collages sonores, de mélodies en vrac qui déboulent sur des impros jazzy, mais l’ensemble demeure fascinant. Tu connais Rock Bottom, il te faut écouter absolument sa suite, moins triste, plus ouverte qu’est Ruth Is Stranger Than Richard. Après, je conseille de faire un bon à l’aube des années 90, loin de la fureur grunge, pour s’arrêter sur Dondestan : on y retrouve l’inspiration dépouillée de Rock Bottom, c’est un nouveau chef d’œuvre élevant l’art pauvre au rang de genre majeur. Pour finir (cette question) et commencer (ta découverte de cet immense artiste), Shleep qui lui aussi pourrait être considéré comme une suite plus aérienne, tout comme Ruth le fut pour Rock Bottom. Le disque fourmille de collaborations, pour une œuvre extrêmement poussée. Mais à chaque fois, on reconnaît le style Wyatt, des mélodies touchant au sublime portée par une voix céleste, gracile, presque enfantine.
Epilogue
Bon, une interview est par définition une expérience haletante et passionnante. Disons que côtoyer les rockeurs est pour moi un privilège, échanger avec eux, arriver à leur soustraire la moindre information l’est d’autant plus que certains se font plus rares, comme Schuller. Aussi on songe très fort à un autre privilège, je sais ce mot n’est pas vraiment à la mode en ces temps de crise économique mondiale, celui d’être inviter aux concerts. Rendez-vous est donc pris pour le 19 juin, première date parisienne à La Cigale pour étrenner les nouvelles compos après la sortie officielle de l’album, prévue pour le 25 mai. Pendant ce temps, ô ultime privilège (héhé je vous soule avec ça, hein, je sais ça énerve), j’aurais le plaisir de me repasser Evenfall en boucle dans mon baladeur de type iPod (je sais, le snobisme technophile ça énerve aussi). On ne pouvait rêver plus bel épilogue !
http://www.myspace.com/sebastienschuller
Evenfall, sortie le 25 mai 2009