Certains sans domicile fixe refusent parfois, au péril de leur vie, l’hébergement en centre d’urgence.
Comment comprendre les raisons qui les conduisent à ce choix ?
Une analyse de Julien Damon, Professeur associé à Sciences Po.
source : http://www.inegalites.fr/spip.php?article987&id_mot=30
Une partie des sans domicile fixe (SDF) refusent les services proposés pour les aider. Le problème se pose de manière criante en hiver lorsqu’en période de grand
froid, certains mettent de la sorte leur vie en péril. Ces rejets sont souvent le fait des personnes visiblement les plus en difficulté, pour lesquelles ont été légitimés et montés depuis une
vingtaine d’années les services chargés de traiter les problèmes dits de « grande exclusion ». Ce constat fait l’objet d’une large couverture médiatique. En revanche, les raisons de ce
refus sont rarement analysées en profondeur.
Un cadre théorique pour comprendre de tels refus
La sociologie classique peut permettre de pousser l’hypothèse de la rationalité de tels comportements, au premier abord aberrants. Dissipons d’emblée une équivoque, mille fois dénoncée et pourtant mille fois reprise. Il ne s’agit pas de considérer le sans-abri comme ontologiquement doué de totale raison, mais, méthodologiquement, de chercher ce qui, pour l’acteur social SDF, fait sens dans son comportement et dans ses réactions face aux propositions ou aux non propositions des acteurs exerçant dans le système de prise en charge.
Cette perspective « rationaliste » ne se limite pas à la seule rationalité instrumentale et ne consiste pas à ne révéler que l’utilité espérée des agissements des SDF. Comme pour d’autres acteurs sociaux, l’explication des comportements des SDF doit prendre en compte d’autres types de rationalité. Les travaux de Raymond Boudon dans la suite des analyses weberiennes, distinguent des dimensions instrumentales, limitées, cognitives et axiologiques de la rationalité [1] .
Les SDF, dans leur vie quotidienne (et, au fond, comme tout un chacun) visent des fins (rationalité instrumentale) : accéder à un équipement, bénéficier d’une prestation. Il est également important d’avoir à l’esprit que les SDF doivent choisir où aller, où demander, où se reposer, en fonction d’une offre de services dont les délimitations ne sont même pas connues des services administratifs. Leurs choix ne peuvent donc être liés à une réelle maximisation de leurs intérêts, mais plutôt à une recherche de solutions satisfaisantes (rationalité limitée). Par ailleurs les SDF se trouvent certainement face à un manque d’informations, mais ils se trouvent surtout dans des situations qui ne peuvent pas être résolues simplement. Il leur faut développer des théories pour expliquer leurs propres conditions et tenter d’en sortir. Pour décider de leurs activités quotidiennes et de leurs (éventuelles) stratégies à plus long terme, il leur faut élaborer des croyances, auxquelles ils adhèrent, et dont l’observation permet de comprendre leur fonctionnement (rationalité cognitive). Enfin, comme tous les autres acteurs sociaux, les SDF ont des opinions, des idées et des valeurs. Celles-ci les poussent à effectuer des choix raisonnés – qui peuvent parfois être mal compris (par exemple refuser d’être hébergé pour préserver sa dignité, plus que son intégrité) – dans leurs contacts avec des services de prise en charge (rationalité axiologique).
Au total, considérer que les SDF ont des intérêts, mais également des idées et des principes, c’est bien voir en eux des acteurs sociaux. Et ce postulat permet une véritable compréhension de la question SDF, bien plus approfondie que ce que permettent des approches limitées à des constats de maladies mentales, de « désocialisation », ou de sous-culture particulière.
Le postulat de rationalité est une optique humaniste qui ne fait pas des SDF des agents totalement dominés, aux capacités d’actions si restreintes qu’elles ne mériteraient pas d’être étudiées dans le détail. En tant qu’outil méthodologique, il permet d’examiner avec la plus grande considération la diversité des comportements individuels des SDF, aussi surprenants puissent-ils être. A ce titre il reconnaît la plus éminente dignité aux personnes considérées comme « les plus en difficulté », rejoignant en cela le souhait de nombreux militants de la lutte contre la grande pauvreté. En la matière, une perspective humaniste et une option scientifique se complètent.
Les analyses sociologique « à la Boudon » ou bien « à la Weber » peuvent donc aider à saisir la pluralité des situations de décision et d’action dans lesquelles se trouvent des SDF. Ceux-ci, aussi pénibles soient leurs conditions, conservent, renforcent ou abandonnent des objectifs, des valeurs, des sentiments, des croyances.
Le constat des refus et des rejets de prise en charge est quotidien. Les équipes des services mobiles comme les Samu Sociaux, les équipes pédestres de prévention spécialisée ou de bénévoles assurant des tournées de « maraude » auprès des sans-abri d’un quartier, sont chaque jour confrontées à des SDF qui déclinent, de manière plus ou moins virulente, les propositions d’aide qui leur sont faites. Ils peuvent accepter un café, une couverture, un repas, mais ils refusent d’aller dans un centre d’hébergement ou de monter dans un bus qui pourrait les acheminer vers un hôpital ou un autre centre. Souvent, parmi les personnes retrouvées mortes dans la rue, se trouvent des SDF parfaitement connus par les acteurs de la prise en charge. Ils ont parfois été contactés plusieurs fois dans les heures mêmes qui ont précédé leur décès, mais ils ont toujours décliné les offres de prise en charge.
Les analyses de ces refus passent assez souvent par des explications plutôt sommaires qui portent sur les comportements des SDF auxquels on associe des troubles psychiques spécifiques à leur situation. Les personnes refuseraient la prise en charge car elles seraient dans des situations telles qu’elles ne seraient pas capables d’imaginer les bénéfices qu’elles pourraient tirer des différents services. Cette explication, en termes pathologiques, a certes son intérêt mais elle paraît lacunaire car elle n’explique pas, loin de là, toutes les situations.
Plutôt que de plaquer des notions vagues et contestables comme la « mort sociale », la « maladie du lien », ou la « grande
exclusion » [2], pour expliquer ces rejets, il est bon de prendre en considération, avec
sérieux, les contextes de ces refus, en écoutant les raisons signalées par les SDF pour les justifier. Ces raisons, proposées par les personnes sans-abri ou par celles qui viennent à leur aide,
peuvent être très variées : violences dans les centres, rigidité des règles, contraintes de la vie collective, manque d’informations, humiliation, etc.
Trois facteurs
La non acceptation des secours peut s’expliquer par des raisons qui n’ont rien à voir avec des troubles psychiques. Les personnes sans-abri ont de « bonnes raisons », du point de vue d’utilisateurs, passés ou potentiels, des services, et les énoncent d’ailleurs assez aisément quand on leur en parle. On peut proposer une première organisation de ces raisons du en insistant sur trois familles de facteurs.
La particularité de certaines situations. Des SDF sont en couple, avec des enfants, avec des animaux de compagnie et ne souhaitent pas être séparés. En situation irrégulière, ils craignent les contacts avec des institutions. Particulièrement endettés, ils peuvent ne pas souhaiter être repérés. Ayant disparu d’un cercle familial ou d’un groupe professionnel, ils craignent de croiser des personnes (bénévoles, journalistes) qui informeraient d’anciens proches qu’ils se trouvent dans des institutions de prise en charge des SDF.
Des préférences individuelles. Des SDF ne souhaitent pas être assimilés à d’autres SDF. Ils peuvent également ne pas apprécier la vie en collectivité, ce qui n’est pas le signe d’une quelconque pathologie de la liberté, mais une appréciation particulière de la vie qu’on souhaite mener et ce quelle que soit sa position sociale. Les contraintes imposées par les règlements de certains centres (levée matinale, douches obligatoires, non mixité) peuvent être, de la sorte, jugées trop contraignantes.
L’inadaptation de la prise en charge. Des centres peuvent être considérés comme trop insalubres et/ou trop violents. L’opacité du système de prise en charge peut également être décourageante. Enfin le manque d’information, ou l’inadaptation des circuits d’information, peuvent expliquer ce pourquoi des personnes refusent la prise en charge. Des SDF ne connaissent pas les centres ou n’en connaissent pas les améliorations. Par ailleurs, parmi les sans-abri, de nombreuses personnes ont connu des difficultés et des placements pendant l’enfance. Une méfiance à l’égard des institutions en général a pu se développer au cours d’une carrière institutionnelle débutée très tôt.
Des refus qui ont des raisons différentes
Dans leurs non-recours aux prestations et dans leurs refus, total ou partiel, des secours il semble préférable, autant pour la compréhension que pour l’action, de saisir les raisons qui orientent ces comportements. L’enjeu, sans nier l’importance relative des troubles psychiques, est de critiquer les analyses et les propositions qui ne voient là que maladie mentale ou réflexe culturel. Bien entendu les troubles et pathologies sont présents, mais ils ne peuvent être érigés en explication définitive de tous les comportements.
Des SDF refusent la prise en charge car ils craignent les conséquences d’un passage par un centre d’hébergement : séparation d’un couple, violence pendant la nuit, repérage par la police. Il s’agit d’une rationalité instrumentale : les refus peuvent se comprendre car ils ont leur utilité.
Par ailleurs, la plupart des SDF ont une existence quotidienne qui a ses régularités et ses logiques. Le bricolage de leurs actions et de leurs projets peut venir en contradiction avec les propositions et les prestations de l’action publique. Quitter un quartier dans lequel on est établi comporte le risque de ne plus pouvoir retrouver une place ou des affaires laissées sur cette place. Il s’agit d’une rationalité limitée, les personnes concernées ne pouvant avoir une connaissance exacte de ce qui va se passer.
Il faut également considérer que les SDF, engagés depuis quelques années dans ces difficultés, ont des préférences, des idées, des croyances qui se sont établies au cours du temps. Ayant constaté l’inefficacité, voire la dangerosité, du passage par certains services, ils peuvent développer une argumentation sensée, reposant sur des théories très critiques vis-à-vis du système de prise en charge. Prendre en compte cette dimension cognitive de la rationalité, c’est accorder aux SDF le statut d’acteurs sociaux capables d’analyser, sans pour autant totalement maîtriser, leurs expériences.
Enfin il importe de rappeler que les SDF ont certes des idées et des objectifs mais qu’ils ont aussi des valeurs. Ne pas supporter la promiscuité, souhaiter conserver une dignité, refuser d’être repéré, même après des années, comme un SDF, sont des éléments d’une rationalité axiologique qui permettent de comprendre le fait de ne pas se présenter aux portes des services d’assistance ou de repousser les services mobiles. Au total, le non-recours, le refus et le rejet peuvent provenir de choix tout à fait raisonnés.
Dans le cas des personnes les plus installées dans la rue, on peut souligner qu’une offre de prise en charge est une déstabilisation par rapport à une organisation bricolée de la vie quotidienne dans l’espace public. Très généralement, cette offre de prise en charge n’est pas une nouveauté. En effet les SDF, dans cette situation, ont vécu des étapes qui généralement leur ont permis de connaître les différents services. Ils ont pu estimer, par rapport à leur situation, ce qui pouvait effectivement les aider. Ils ont également pu subir de la violence, des contraintes, ou de la honte à un niveau insupportable qui les pousse à bricoler leur existence d’une autre manière, visant à ne pas revenir dans ces centres. Le refus d’aller dans un centre peut être dû à l’ignorance de l’existence de ce centre, ou bien la trop bonne connaissance de ce qui risque de s’y passer. Dans certains cas il est compréhensible qu’une prise en charge, en « extrême urgence », n’apporte rien de bien neuf par rapport aux différents éléments rencontrés et vécus lors de la carrière.
Que les SDF aient ainsi des « bonnes raisons » de ne pas solliciter ou de ne pas accepter les services et prestations de prise en charge ne signifie pas qu’ils aient raison de le faire. Il s’agit seulement ici de comprendre pourquoi ils peuvent le faire.
Il est tout à fait compréhensible, et de plus en plus souvent affirmé, que des SDF peuvent choisir de ne pas utiliser les réseaux assistanciels des centres d’hébergement et des autres services en raison des risques potentiels de viols, de vols, d’agression physique et sexuelle, ainsi qu’en raison des modes de fonctionnement (des règlements contraignants) de ces équipements. Cette « inadaptation » de certains équipements peut être signalée sur deux registres paradoxaux. D’un côté, il peut s’agir de services jugés inhumains car ils accueillent toutes les personnes sans distinction, de manière industrielle, dans des centres et des dortoirs de grande taille, avec tous les risques d’une trop grande promiscuité. De l’autre côté, il peut s’agir de services de qualité, avec des chambres affectées à un individu ou à une famille, mais avec un seuil d’accessibilité particulièrement élevé. Le problème devient alors d’humaniser tous les centres en les réformant de manière à ce qu’ils soient plus accueillants et qu’ils permettent aux bénéficiaires de conserver leur dignité et de se sentir en sécurité. Le risque se présente de devoir à nouveau être sélectif, empêchant une nouvelle fois les « plus exclus » de bénéficier de ces services. Cette problématique de l’humanisation des centres oriente les réformes des services depuis le début des années 1980 (chaque hiver voit son lot d’invitations à améliorer les conditions d’accueil). Elle soulève bien entendu une question de moyens affectés à une prise en charge plus digne [3] , mais également des problèmes généraux de gestion de la question SDF, quant à savoir qui doit recevoir les « plus exclus » et qui doit s’engager dans le traitement de cas estimés moins compliqués. Il y a là un enjeu de positionnement des services qui ont en réalité tout intérêt à se présenter comme étant sur le front de la « grande exclusion ». Il ressort de ce dilemme implicite, des comportements de renvoi des personnes et des responsabilités d’un service à l’autre.
En réalité deux problèmes
Que faire ? Le sujet n’est pas aussi compliqué qu’il paraît. Il suffit de le décortiquer et le recomposer, car le « déconstruire » relève d’une sophistication rhétorique inutile. Ainsi se profilent deux problèmes différents, qui appellent deux réponses différentes.
La pathologie mentale. Certains sans-abri à la rue – tous les observateurs le signalent à longueur de temps – présentent des troubles importants. Ils sont incapables de juger de leur situation. Celle-ci ne s’améliorera pas à la rue. Il faut probablement pour eux – la question sensible étant de les distinguer des autres – revoir les modalités d’hospitalisation d’office et d’hospitalisation à la demande de tiers, pour qu’ils soient efficacement pris en charge. Il ne sert à rien de se lamenter sur les SDF et leurs troubles psychiques comme on le fait depuis des années. Si tel est bien le cas, il faut agir et protéger. La contrainte est nécessaire. L’inadaptation des centres. Incontestablement nombre de sans-abri ne trouvent pas dans les centres ce qu’ils souhaitent. Il peut s’agir d’insuffisance sanitaire, de promiscuité excessive, de dangers objectifs. Les centaines de millions d’euros consacrés à l’accueil d’urgence et à son amélioration depuis des années mériteraient d’être sérieusement évalués… A quoi ont-ils servi ? A quoi servent-ils ? On doit pouvoir faire mieux, à la condition expresse bien entendu que des personnes et des familles qui pourraient se trouver dans un logement ne soient pas contraintes de rester dans des centres pour sans-domicile. Concrètement, faire sortir des HLM ceux qui n’ont rien à y faire, pour qu’y accèdent ceux qui se trouvent (inutilement) dans les CHRS (centres d’hébergement et de réinsertion sociale), doit permettre de libérer des places, qui peuvent être encore sécurisées et améliorées, pour des personnes en CHU (centres d’hébergement d’urgence). Admettons que chaque soir il soit possible d’offrir une place d’hébergement de qualité, ainsi que la perspective d’un logement autonome. Si les SDF refusent cette prise en charge, que faire ? Une part de contrainte semble s’imposer pour que, contre leur degré et leur fausse liberté, ils puissent être régulièrement extraits de leurs difficultés. A défaut, ils péricliteront et viendront compter parmi les sans-abri plus abîmés encore, qu’il faudra prendre en charge totalement contre leur gré, et avec une capacité de discernement davantage diminuée encore.
Tous ces sujets sont certes sensibles et compliqués. Ils peuvent néanmoins bien se résumer à ces deux situations. Dans les deux cas il semble inconvenant de ne pas imaginer que le recours à une certaine forme de coercition ou de contrainte soit nécessaire. Ne pas l’admettre – ou au moins rejeter la seule perspective d’une étude sérieuse sur la question – relève d’un dangereux angélisme.
[1] Voir notamment R. Boudon, Le sens des valeurs, Paris, PUF, 1999.
[2] Toutes ces notions, à l’indétermination élevée, sont régulièrement avancées comme explication et description générales de la situation des sans-abri. Pour une collection de ces affirmations, voir, les textes publiés par deux médecins et un psychanalyste qui ont en commun d’avoir tous les trois travaillé un certain temps à la Maison de Nanterre (donc auprès d’une sous-catégorie particulière de SDF), Patrick Henri, Patrick Declerck et Xavier Emmanuelli. Tous les trois considèrent que les SDF, les clochards ou les « grands exclus » (selon les termes qu’ils emploient) ont tous des pathologies mentales, cette dimension expliquant leur déchéance. La question SDF, ou plus précisément la « grande exclusion », s’expliquerait largement de manière monocausale par des troubles psychiques et des ruptures affectives. Cf. X. Emmanuelli, Dernier avis avant la fin du monde, Paris, Albin Michel, 1994 ; P. Henry, M.-P. Borde, La vie pour rien, Paris, Robert Laffont, 1997 ; P. Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, 2001.
[3] Plus que de nouvelles dépenses supplémentaires, on peut envisager d’utiles et judicieux redéploiements budgétaires, notamment en matière de logement.