Depuis des lustres, l’homme se demande comment ses sens lui permettent d’appréhender la réalité. Platon avait forgé l’allégorie de la caverne, où des prisonniers enchainés tentaient de comprendre les événements à partir de sons et d’ombres sur les murs. Depuis, les scientifiques ont élaboré des modèles pour décrire les phénomènes étudiés. La comptabilité participe de la même recherche : rendre compte de l’activité des entreprises, même si, pour reprendre une citation du club de réflexion « En Temps Réel » (et que notre hôte me pardonne), elle est « le domaine d’experts effacés qui, par comparaison, feraient presque des notaires une profession flamboyante ». Cette discipline a défini des normes certes strictes mais dont les principes sous jacents peuvent modifier sensiblement notre perception de la vie économique. C’est aujourd’hui le reproche que d’aucuns adressent aux « International Financial Reporting Standards », plus connues sous le nom d’IFRS, ces normes comptables progressivement appliquées depuis 2005 aux entreprises cotées publiant des comptes consolidés.
La comptabilité constitue un système d’informations relatives à l’entreprise. Elle enregistre son activité ainsi que son patrimoine sous forme de données chiffrées en unité monétaire. A ce titre, elle constitue une importante source de connaissances pour le pilotage de l’entreprise. Importante, mais surtout pas exclusive ! En effet, la gestion s’appuie également sur des informations « extra-comptables » comme les quantités produites, les durées des différentes phases du cycle de production (de la commande à la fabrication puis la livraison et le paiement) ...
Afin que les informations comptables soient compréhensibles par tous, il faut des règles de conception, des « normes ». Par les choix de présentation de l’activité et du patrimoine qu’elles impliquent, ces normes modèlent, façonnent la vision restituée de la réalité économique.
Prenons un exemple très simple. Pour une raison quelconque, M. Blog s’engage le 31 décembre de l’année N à verser 100 € à une contrepartie et s’exécute le 1er janvier de l’année N+1. Imaginons d’abord que cette contrepartie soit une administration publique (commune, département, Etat ....) qui, jusqu’à il y a encore peu de temps, n’enregistrait que les seuls flux. Ainsi, les recettes étaient comptabilisées lorsqu’elles étaient encaissées. Cette règle aurait conduit cette administration à afficher un résultat de 0 le 31 décembre N avec un « effet report » sur N+1. En revanche, une entreprise doit enregistrer l’opération dès la « naissance » de cette dernière. Au 31 décembre N, elle affichera un bénéfice de 100 €, tout en notant que M. Blog doit les lui verser. En N+1, cette opération n’aura aucun impact sur le résultat. On voit ainsi l’importance de la règle retenue sur le résultat au 31 décembre : rien dans un cas, un bénéfice dans l’autre.
La comptabilité française repose ainsi sur des principes développés dans le code du commerce. Pour simplifier, dans ce billet qui se veut bref, n’en retenons que 2.
Tout d’abord, le principe de prudence (que j’appelle souvent le principe du « pessimisme comptable »). Il stipule qu’une perte potentielle doit être immédiatement constatée en comptabilité, mais un bénéfice potentiel doit être ignoré tant qu’il n’y a pas de certitude sur sa perception. Prenons l’exemple d’une valeur mobilière achetée 100 par une entreprise. Cette valeur est cotée 80 : il faut constater la perte potentielle de 20 (par une « provision »). En revanche, si elle est cotée 120, il ne se passe rien tant qu’il n’y a pas eu vente ferme à ce prix. Autre principe : celui du coût historique. La comptabilité française enregistre les opérations pour la valeur convenue qui devient intangible. Ainsi, une entreprise achète en 1960 un terrain pour 10 000 francs (et à l’époque c’est une très belle somme). Ce terrain est ainsi comptabilisé pour 10 000 francs. Seul changement : en 2002, il apparait pour 1 500 €. En 2009, l’entreprise achète un terrain identique en tout point, immédiatement voisin du premier, pour un prix de 20 000 €. En comptabilité, les terrains figurent pour 1 500 € + 20 000 € = 21 500 €.
La comptabilité française a d’abord une vocation fiscale, c’est à dire qu’elle doit servir à déterminer un résultat imposable.
C’est ce que veulent améliorer les normes IFRS. Elles ont vocation à mieux informer les investisseurs de ce que vaut réellement l’entreprise. C’est ainsi qu’elles prévoient que l’entreprise doit concevoir des documents permettant aux lecteurs de disposer de toutes informations nécessaires – sans parti pris - ayant un impact significatif. Retenons 2 principes essentiels qui les caractérisent : la primauté de la réalité économique sur l’aspect juridique et la « juste valeur ».
La primauté de l’économique sur le juridique inverse la règle française. Ainsi, le crédit-bail ne figure pas au bilan des entreprises selon les règles françaises, car c’est d’abord un contrat de location, l’utilisateur n’étant pas propriétaire. En revanche, les normes IFRS le font apparaître, constatant que celui qui y recourt accroît son potentiel de production, avec, de surcroît, la possibilité prévue dès l’origine d’acquérir les biens loués. Ces derniers apparaissent à l’actif du bilan, la contrepartie étant un financement inscrit au passif.
La « juste valeur » est celle à laquelle s’échangerait un actif ou un passif sur un marché fonctionnant dans des conditions de concurrence normale. L’application de la « juste valeur » remet en cause le principe de coût historique et celui de prudence. Reprenons l’exemple cité quelques lignes plus haut : la valeur mobilière achetée 100 est comptabilisée pour 80 si son prix baisse (en cela, pas de changement) et l’est pour 120 si son prix augmente ; le bénéfice, bien que potentiel, est quand même constaté comptablement.
C’est l’application du principe de la « juste valeur » qui a fait découvrir les IFRS au grand public. En effet, les banques possèdent des portefeuilles financiers, qui sont aussi des moyens de financements de l’économie. La crise des « subprimes » a éclaté en 2007 lorsque ces mêmes banques se sont retrouvées en manque de liquidité. En effet, personne ne voulait acheter les titres mis en vente, lesquels étaient suspects de « contenir » des crédits bancaires qui ne seraient jamais remboursés. La valeur de ces titres devenus incessibles a alors fortement chuté conduisant les banques à constater de lourdes pertes. « Dura lex sed lex » ! la loi est dure mais c’est la loi. Ceci dit, la notion de juste valeur était elle applicable ? Cette juste valeur parle de valeur déterminée par un marché. Et que se passe-t-il quand le marché a disparu ? Des titres aujourd’hui très faiblement valorisés sont malgré tout de qualité, donc avec un potentiel de « rebond » : doit on les comptabiliser pour zéro ?
En tout état de cause, si le principe de « juste valeur » se défend, il convient de bien évaluer le contexte dans lequel il s’applique, car il est fortement pro-cyclique : en période de croissance, les banques dégagent des bénéfices en partie grâce à des titres s’appréciant ; en période plus difficile, c’est l’inverse et les dépréciations ont une action « boule de neige ». N’oublions pas que l’on demande à la comptabilité de rendre compte de la réalité, pas de la créer.
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LES COMMENTAIRES (1)
posté le 05 novembre à 11:49
Très bon article. Cela dit, sans trop me risquer, je dirais qu'en 1989, les banques japonaises enregistraient sûrement leurs créances (immobilières) au coût historique. Quelle eut été la trajectoire économique de ce pays si lesdites créances avaient été enregistrées en FV, sachant qu'au sommet, il est assez commode de se retrancher derrière la norme comptable pour éviter de faire face... Plus fort, si la crise de 2007 a été rendue possible, malgré la FV, n'est-ce pas parce que les "paradis fiscaux" étaient là faire du hors bilan, échappant ainsi à la norme comptable. Sinon, cette crise n'eut-elle pas été du pain béni pour la FED ?