Gamin dans les années cinquante j'habitais avec ma petite sœur et mes parents rue Richer à Paris, non loin alors des locaux de l'Equipe le quotidien où s'étalent les cuisses musclées des sportifs, des Folies Bergères où s'exposent les seins nus des danseuses et du marché de la rue Cadet où pendent aux vitrines des bouchers des lièvres à poil. Avec Google ces précisions géographiques n'ont plus d'intérêt pour personne, il suffit de taper le nom de la rue et le plan apparaît immédiatement, d'un autre côté si je donne le nom de la rue ce n'est pas non plus pour y organiser un pèlerinage ou vous y donner un lieu de rendez-vous, c'est juste pour apporter une touche personnelle aux souvenirs que je vais évoquer.
Nous habitions au dernier étage de l'immeuble, un tout petit appartement mansardé sous les toits, au palier final de l'escalier et à l'entrée d'un couloir qui conduisait aux chambres de bonnes au XIX siècle mais depuis occupées par des locataires aux moyens réduits. L'architecture de l'immeuble conservait les traces de l'attribution des places en fonction du statut social de ses occupants. Les appartements distribués au long de l'escalier étaient réservés aux bourgeois, le palier du dernier étage à des habitants d'un statut inférieur et le couloir à une engeance sans statut décemment nommable.
De ce fameux couloir émanait une aura de mystère qu'aujourd'hui encore je ne parviens pas à dissiper. Plusieurs chambres, sans que je me rappelle exactement combien et dont je n'ai jamais bien connus ou identifiés les occupants, si ce n'est le souvenir d'un couple de Russes Blancs ayant fui la Révolution dans leur pays et d'une certaine Jeannine je crois, amie de ma mère. Le couloir est sombre bien évidemment, éclairé par une minuterie certainement, ce qui lorsqu'elle s'éteint le plonge dans le noir et m'effraie. A l'entrée du couloir, une zone plus large où débouche un escalier, l'escalier dit « de service » et qu'empruntaient autrefois le personnel subalterne habitant les lieux et communiquant avec les appartements bourgeois. Il n'est jamais éclairé, gueule noire et béante descendant vers les Enfers puisqu'au rez-de-chaussée il se prolonge vers les caves aux murs de salpêtres, repaire des araignées noires et velues qui m'attendent et me guettent. J'aurais préféré mourir sur place que de m'aventurer dans cet escadrin maléfique. Dans cette zone aussi, un robinet et un large évier de pierre où ces locataires viennent puiser l'eau absente de leurs minuscules logements sans commodités, ou faire leur lessive.
Comme je l'ai dit, nous étions logés entre les étages bourgeois tout confort et ce couloir des laissés pour compte, donc nous pouvions nous vanter d'avoir l'eau courante dans notre petite cuisine, par contre nous étions à égalité avec les « maudits », nous n'avions pas de WC dans notre appartement, nous partagions tous celui qui se situait dans le fameux couloir, couloir que je n'aurais jamais fréquenté sans cette obligation naturelle qui m'y envoyait régulièrement. Petit enfant, ma mère m'y accompagnait et si la porte n'était pas close pour occupation temporaire, ce qui nous obligeait à rebrousser chemin et tenter notre chance plus tard, j'entrai dans les lieux. Murs gris et pisseux, une petite fenêtre. Bien entendu des WC à la Turc - unique ironie pour un fils d'Arménien - qui imposent une technique toute particulière surtout quand on vient pour la grosse commission, poser ses pieds aux endroits prévus pour, sous peine de déraper et alors toute horreur est possible, se déculotter sans que les vêtements n'entrent en contact avec la faïence douteuse, faire ce pourquoi on est venu jusqu'à là, tendre la main vers le clou auquel - je ne sais qui - accrochait des quarts de pages de journal découpées au même format et dont l'encre laissait aux doigts et certainement aux fesses une trace de l'actualité récente, enfin le plus difficile, tirer la châsse d'eau tout en se retirant assez vite pour éviter les débords de la marée montante sur mes chaussures, happant tout sur son passage et l'engloutissant dans le trou ignoble dont nul ne revenait. L'hiver, le froid ambiant n'incitait pas à la rêverie et les courants d'air mal placés refroidissaient une intimité exposée quant au reste de l'année une trouille perpétuelle m'étreignait et me faisait serrer les fesses ce qui contrariait le but de ma visite. Enfin, après avoir laissé les lieux dans un état à peu près présentable nous pouvions ma mère et moi rentrer à la maison pour laisser la place au suivant.