Vous vous souvenez assurément, ami lecteur, que je vous ai proposé, samedi dernier, quelques extraits
des Lamentations d'Ipou-Our provenant de ce que les égyptologues nomment, par convention, la Première Période intermédiaire (P.P.I.). Par convention, car il faut bien trouver des
appellations claires permettant de définir les choses; alors que, sémantiquement parlant, cette dénomination se révèle un peu caduque dans la mesure où n'importe quelle époque constitue en
réalité un lien intermédiaire entre celle qui la précède et inévitablement celle qui la suit, entre deux moments bien définis de l'histoire globale d'une civilisation.
Mon propos, toutefois, ne consiste évidemment pas aujourd'hui, à ergoter sur ce point de vocabulaire, mais plutôt à vous donner à lire un texte qui, chronologiquement, se
décline dans le droit fil du précédent.
Rappelez-vous : la description des classes les plus défavorisées du pays que nous fournissait Ipou-Our et sa nostalgie avérée par rapport à ce qu'il avait précédemment
connu, et vécu, constituent une photographie avant la lettre des exactions inhérentes à un pouvoir s'affaiblissant de plus en plus, et nécessitant, en réaction, l'intronisation d'un
souverain responsable, d'un pharaon reprenant vigoureusement les rênes en mains. Sans oublier, je l'ai souligné, que cette faiblesse réelle fut en outre consubstantielle à d'incessantes
perturbations climatiques débouchant inexorablement sur une problématique liée à la famine, donc à la survie même de toute société.
Cet état de fait, ces problèmes multiples ne se résolvant pas en l'espace de seulement quelques années, à peine en celui d'une, voire deux générations, il était
inévitable que la littérature s'en emparât et produisît un inestimable spicilège qui, des Lamentations d'Ipou-Our à l'exemplaire du Chant du harpiste que je vous propose
aujourd'hui, en passant par cette sorte de protestation d'innocence que nous révèle l' Enseignement pour Merikarê, pourtant rédigé quasiment un siècle après Ipou-Our, ou par ce
splendide et si désabusé Dialogue du Désespéré avec son Ba (= son âme, pour faire vite), qui voit en la mort la délivrance suprême, ou encore ce Conte de l'Oasien, paysan
comptant sur la vente de ses produits pour être à même de vivre décemment, prouve, non pas le frein intellectuel auquel on aurait pu s'attendre, mais, tout au contraire, un développement
sans précédent de la réflexion, qu'elle soit prosaïquement sociale ou plus spécifiquement cosmologique.
Privé de ses repères, en proie à la domination mâtinée de violence de ceux qui se voulaient les plus forts, l'homme égyptien a traduit ses angoisses, ses craintes mais
aussi ses espoirs en produisant des oeuvres littéraires qui, pratiquement 4000 ans après, nous interpellent encore avec force, tant est prégnant le pessimisme qui les anime.
Mais la stabilité du pays revenue, immédiatement après l'état lamentable de la société que relataient les Lamentations, apparurent, pour la première fois sur les
parois de la chapelle funéraire de la tombe d'un droi Antef, au milieu du XXIème siècle A.J.-C., ces chants des harpistes aveugles qui invitent à oublier le passé et, surtout, près de
deux millénaires avant les Grecs et les Romains, à profiter du moment présent et des plaisirs naturels de la vie.
Eloge de la Vie. Tout simplement.
Mais eux, ces Epicure, Horace et son "Carpe diem" ou Lucrèce, qui viendront maints siècles après les harpistes égyptiens, et qui, en définitive,
n'exprimeront pas autre chose, ils auront droit à l'appellation de Philosophes. Et à une place privilégiée dans tous les manuels de philosophie du monde entier ...
Des corps sont en marche; d’autres entrent dans l’immortalité
Depuis le temps des anciens;
Les dieux qui vécurent autrefois reposent dans leur pyramide,
ainsi que les nobles, glorifiés, ensevelis dans leur pyramide.
Ils se sont bâti des chapelles dont l’emplacement n’est plus.
Qu’en a-t-on fait ?
J’ai entendu les paroles d’Imhotep et de Hordjedef,
Dont on rapporte partout les dires.
Où est leur tombeau ?
Leurs murs sont détruits, leur tombeau comme s’il n’avait pas été.
Nul ne vient de là-bas nous dire comment ils sont,
Nous dire de quoi ils ont besoin
Ou apaiser nos coeurs,
Jusqu’à ce que nous allions là où ils sont allés.
Réjouis ton coeur, pour que ton coeur oublie que tu seras un jour béatifié.
Suis ton coeur tant que tu vis,
Mets de la myrrhe sur ta tête,
Habille-toi de lin fin,
Oins-toi de ces vraies merveilles qui sont le partage d’un dieu;
Multiplie tes plaisirs, ne laisse pas s’atténuer ton coeur;
Suis ton coeur et les plaisirs que tu souhaites.
Fais ce que tu veux sur terre.
Ne contrains pas ton coeur.
Il viendra pour toi, ce jour des lamentations !
Le dieu au coeur tranquille n’entend pas les lamentations, [= Osiris, dieu des morts]
Les cris ne délivrent pas un homme de l’autre
monde.
(Refrain ?)
Fais un jour heureux, sans te lasser,
Vois, il n’y a personne qui emporte avec lui ses biens,
Vois, nul n’est revenu après s’en être allé.