J’avais éprouvé un plaisir énorme à lire le premier roman de Gabriela Adameşteanu publié en français en 2005 chez Gallimard « Une matinée perdue » (l’édition originale est de 1984) et les extraits du « Retour du fugitif » de 2003 publié à l’occasion des Belles Etrangères consacrées aux écrivains roumains avec un avant-propos de Laure Hinckel, toujours en 2005. Il aura fallu attendre quatre années de plus pour pouvoir découvrir « Vienne le Jour » (« Drumul egal al fiecărei zile ») que Gallimard vient de nous offrir grâce à une aide de l’Institut Culturel Roumain. Le roman original est paru en 1975.
Il ne sert sans doute à rien de proposer un résumé de ces deux romans qui suivent des personnages dont les liens familiaux, amicaux ou simplement circonstanciels tissent des réalités historiques. Dans le premier, une femme âgée laisse son mari malade pour aller chercher, malgré ses jambes usées et malades, une petite somme d’argent que lui donne chaque mois une femme qui essaie vainement d’échapper à sa promesse. Dans l’appartement où s’effectue cette rencontre charitable, un appartement où elle a nourri les enfants d’une autre, les murs sont chargés de moments du passé, des histoires d’amour et des histoires familiales qui ont eu lieu dans le Bucarest des deux guerres, tandis que la campagne est mangée par la ville, et la ville gagnée par la misère d’un régime dont on ne se libèrera sans doute jamais.
Et puis ? Et puis rien ! Seulement des faits qui s’en viennent, comme des gouttes d’eau inexorables qui tombent sur le cours implacable d’une rivière. Un pavé glissant, une maladie de cœur, la mort qui rôde !
« Tu me le payeras, pense-t-elle, mais son visage ne laisse rien paraître. Et elle ne lui dit rien, elle ne la regarde pas de travers, elle fait semblant de la croire. Elle sait bien ce que ça mérite une garce comme Ivona : fais-y la risette et prends-y ses pépettes…Dommage seulement qu’elle ait pas son râtelier, qu’elle l’ait enlevé chez Gelu, quand elle va ouvrir la bouche, la garce va la voir édentée. Edentée ou pas, de toute façon à son âge, personne lui court plus après. Sauf Lucifer, l’empereur des démons…Alors elle rit en montrant ses gencives.
- Allons, allons, ça fait rien…Ca fait rien, je passais par là, en revenant de chez ma belle-sœur, et alors qu’est-ce que je me suis dit ? Je vais aller voir ce que devient Mme Ivona, ce que devient M. Niki…Et si on s’était pas retrouvées nez à nez, qu’est-ce que ça aurait fait ? Ca aurait fait du tort à qui ? Ca aurait rien fait à personne… »
Des rues, des escaliers, des pavés, des trams et des destins qui se raccrochent à une vie qui s’en va.
« Vienne le jour » - la monotonie de chaque jour pourrait être un meilleur titre - parle d’une jeunesse à une époque qui aurait pu être la mienne si j’avais vécu en Roumanie. L’auteur parle d’un père en prison, d’un oncle historien, professeur apprécié, brimé par le système bureaucratique du parti. Elle parle d’une mère qui vit avec son frère et d’un appartement mal commode et des voisins et de la rue et des copains. Et puis elle poursuit son récit à Bucarest, dans la mouvance des étudiantes et des étudiantes, d’une cité universitaire, de bibliothèques, de la débrouille, de la peur des grossesses. Et puis de l’amour, de ses intermittences, ses hasards, ses dégoûts, ses menaces.
Rien donc d’important, rien de plus que des souvenirs partagés par plusieurs générations, des années cinquante aux années quatre-vingt, avant que vienne une autre heure, celle de l’Europe réunifiée.
Gabriela Adameşteanu a soixante-sept ans. Elle a traduit Bianciotti et Maupassant. Il n’y a pas de hasard, mais seulement des belles rencontres.
A cause de qui et de quoi, ces matinées perdues et ces jours sans saveur dans ce pays qui peut être si beau, si vert, si joyeux, si inspiré ? Ce gris du quotidien. Et quand donc la révolte, le moment où, contre l’autocritique, se dresse une voix ? Une petite voix, une personne, enfin !
Il faut attendre le dernier chapitre, ce moment où un petit basculement justifie une revanche, rectifie l’histoire, la remet d’aplomb.
« Non, je ne serai pas celle qui se lève, parce que, moi, je n’ai pas peur seulement de cette salle, bien sûr, il y a ça, mais il y a autre chose que je n’ose même pas évoquer en pensée. Je ne peux pas, moi, être celle qui se lève, moi qui porte depuis si longtemps le poids d’une faute ancienne dont je ne sais rien de précis, et de la culpabilité confuse de l’oncle Ion, et aussi de mon père, qui a payé pour les erreurs de sa famille, d’il y a vingt ou trente ans, qu’importe…Ce qui importe, c’est que toutes les fautes inintelligibles des autres retombent sur moi, et que j’en ai accepté la charge depuis toujours, avant même de me rendre compte. Et ce creux de terreur rien qu’à l’idée de me lever pour parler, à l’idée que toute la salle pourrait se tourner vers moi, cet abîme, c’est encore de là qu’il vient. Je n’ai jamais osé prendre la parole dans une réunion politique, je me suis toujours tenue en retrait, pour ne pas réveiller ma culpabilité. Parce qu’il suffirait peut-être que je me lève et que je prononce les paroles que j’ai préparées, que je ne cesse de me répéter, pour que le délégué du Centre universitaire se dresse soudain de toute sa taille, de tout son corps pesant, dans son costume cher et bien coupé, pour me dire : « Et vous, vous qui parlez, quel genre d’éléments êtes-vous ? Voyons un peu votre cas… », et il me lancerait un de ces regards accusateurs que je redoute depuis si longtemps…Et ma peur n’a cessé d’augmenter, jusqu’au moment où j’ai prononcé les premiers mots d’une voix étranglée. De qui parlais-je ? Cela n’avait aucune importance. »
Et c’est notre voix que nous imaginons, dans ce temps où la voix même était prisonnière. Mais à qui parlons-nous donc aujourd’hui quand la voix des puissants dans un « monde libre » nous surmonte ?
Je veux dire simplement : ce livre est universel.