Une silhouette à peine aperçue sur un quai de gare et la mémoire s'éveille. Les années de collèges dans un pensionnat religieux, les camarades de jeunesse Boris et François et ces souvenirs qu'on pensait oubliés o enfouis pour toujours au plus profond afin de ne jamais les voir ressurgir remontent lentement pour rappeler au narrateur ces vilénies qu'il ne veut plus connaître.
La silhouette est-elle celle de François qu'on dit mort ? D'ailleurs qui était ce François maintenant qu'il y songe et qu'est-il devenu quand les camarades se sont séparés après que soit survenu un évènement tragique dont on devine que la honte est la cause de l'enfouissement de ses souvenirs.
Un roman magnifique et sombre sur la mémoire, sur nos secrets intimes, les histoires de famille que l'on tait, les non-dits qui engendrent des fantasmes. Tout se mélange puis se décante avec le temps qui passe avant de remonter à la surface de la conscience comme ces bulles de gaz se dégageant de la vase du fond d'un étang avant d'éclore à la surface. Devenu âgé le narrateur peu enfin se laisser aller à « évoquer les morts et les oubliés, afin de les faire entrer, avec des noms, dans la chaleur du présent et l'amitié des vivants ».
Un livre fort et poignant, intense et noir comme l'annonce le titre, écrit par un écrivain qui sait ce que style et écriture veulent dire. Un beau livre qui embellit la réputation qui n'est plus à faire de la collection Blanche de Gallimard.
« Je me demandais d'où il tirait toute cette science, quel esprit retors lui avait soufflé ces idées. Il avait donc expliqué à Serge éberlué que si les pauvres, comme disait le père aumônier, précéderont les riches dans le royaume des cieux, alors celui qui leur donne diminue leurs chances de salut, et augmente du même coup les siennes. Il en concluait qu'aider matériellement les hommes, s'occuper de les loger, de les nourrir, de les maintenir en vie, comme le faisaient à l'époque les prêtres-ouvriers, les chrétiens de gauche, n'était qu'une dangereuse illusion. Le vrai chrétien devait se réjouir du malheur, de la misère et de l'abandon, qui constituaient autant de chances de renoncer au monde, de vivre selon l'esprit plus que selon la chair. D'une certaine manière avait-il ajouté, celui qui fait le mal sciemment est le seul chrétien vraiment charitable. Inversement, faire le bien revenait à donner au mal les chances de se réaliser, parce que c'était lui fournir quelque chose à détruire ou à souiller. Serge écoutait bouche bée, je ne sais pas s'il comprenait. »
Pierre Jourde Paradis noirs chez Gallimard