A la suite de la note d’hier sur ‘Le paradoxe de la gauche’, Daniel me pose une bonne question : « La bonne santé “relative” de l’UMP ne vient-t-elle pas de la frilosité et l’individualisme de ceux qui sont inquiets de la situation économique et politique sans pour autant être trop touchés pour l’instant (l’amortisseur social en Europe et sans doute un peu plus en France) ? Mais il ne faudrait pas que la situation empire… »
La réponse est sans conteste oui, mais si la situation économique et sociale empire, cela confortera plutôt (comme en temps de guerre) les élites en charge que les oppositions. Le mouvement global vers la droite en Europe est plus large et plus profond que la simple réaction à la crise. Outre les arguments d’hier (vieillissement, désintérêt des jeunes, assoupissement du phare Europe dans un monde qui émerge, peur de la dette), il faut sans doute rajouter le repli frileux de crise, l’individualisme qui va avec la modernité (les deux arguments proposés par Daniel) et l’absence de véritable alternative. Mais il faut probablement aller plus loin.
Dans une note de 2005 sur Fugues, je tentais (sur un défi de Fraise des bois) de distinguer ce qui distingue la droite de la gauche en France. C’est peut-être là qu’il faut chercher le mouvement de fond. La politique est cet art subtil de gouverner qui vise à concilier les intérêts contraires pour entraîner la majorité. Ses recettes tiennent :
- aux leaders politiques (plus encore dans la société médiatique où bonne figure et petites phrases comptent plus que la réflexion de fond),
- au symbolique (la compassion pour les faibles, les malades, les exclus, mais aussi la grandeur du pays, la volonté de construire un avenir national et collectif, etc.),
- à la séduction du programme (il doit être cohérent et donner un avenir au plus grand nombre d’électeurs),
- et à l’ampleur des intérêts auxquels ce programme répond (les plus forts sont le chômage et le pouvoir d’achat, vient ensuite la sécurité qui comprend les agressions et vols, mais aussi la santé, les retraites, l’avenir des enfants, etc.).
En ce sens, on comprend aisément pourquoi, lors de la dernière campagne présidentielle, F. Bayrou n’a pas atteint le premier tour (moins médiatique que S. Royal, symbolique floue, programme immobiliste, intérêts concrets éludés). On comprend aussi pourquoi N. Sarkozy a gagné assez confortablement contre S. Royal (plus énergique, symboliquement plus volontaire dans la lignée française de Napoléon, programme d’initiatives et intérêts concrets majeurs mieux pris en compte dans le discours). Malgré les errements de la première année (bling-bling, people, cadeaux aux nantis, remise en cause des zacquis), il reste quelque chose du médiatique, du symbolique, et du programme initial. Seuls les intérêts concrets ont été peu récompensés pour l’instant, la crise étant brutale et forte. Mais comme nul opposant n’a de réponse cohérente au chômage, au pouvoir d’achat ni au désir de sécurité ici et dans l’avenir, N. Sarkozy et l’UMP restent à flot. Certaines mesures concrètes sont en cours : initiatives en Europe avec la présidence française (qu’on lui crédite), symbolique mondiale avec la nomination de D. Strauss-Kahn au FMI, lequel FMI participe de la régulation demandée, mesures contre le chômage des jeunes, RSA, tentative de réforme de l’hôpital et des universités dont tout le monde voit bien qu’elles vont dans le mur si l’on ne fait rien.
On peut critiquer les mesures ou leur philosophie, ce qui compte est le mouvement et les électeurs de base y restent sensibles. On peut critiquer aussi l’opposition, dont la cohérence laisse à désirer (plan de relance massif en faveur de la consommation – mais quid de la dette abyssale ? pas d’autonomie des universités, ni d’évaluation – mais quid de la qualité de l’enseignement, des filières impasses, des comparaisons internationales ?). Quant à la philosophie des mesures, la caricaturer en réduisant tout à l’aspect comptable, cela sert sans doute l’antilibéralisme idéologique, mais les électeurs ne sont pas dupes, eux qui ont à gérer au plus serré un budget de ménagère.Peut-être faudrait-il faire de la démocratie participative et demander – comme en Californie – aux électeurs s’ils sont prêts à payer plus d’impôts et de taxes pour les services publics ? La réponse – massive – vient de tomber : c’est non. Rationalisez et faites des économies d’abord, on verra ensuite. Bien sûr, il s’agit d’Américains dont les réflexes anti-état ne sont pas les nôtres, mais la tendance de fond des pays développés en temps de crise et en démographie vieillissante est bien la même : pas d’aventure mais du contrôlé.
Ceux qui ont veulent conserver ; ceux qui n’ont plus (chômeurs) ou pas encore (jeunes ou immigrés) veulent s’insérer en obéissant aux règles. Les corporatismes qui veulent conserver à tout prix leurs intérêts catégoriels font du mal plus à gauche qu’à droite (et la droite se désolidarise des zacquis catégoriels des patrons avec leurs parachutes et des députés avec leurs notes de frais). Le mouvement appartient en ce moment aux droites qui gèrent la crise (pratique) et qui agissent pour l’avenir tant bien que mal (symbolique). Ce ne sont pas les principes ni les droits-de-l’homme qui donnent du travail et assurent la retraite… Ni encore le développement durable. La gauche insiste malheureusement trop sur « durable » et pas assez sur « développement ».
Ce qui est réclamé des électeurs est peut-être le pragmatisme : en période de fortes incertitudes sur le modèle économique et sur l’avenir, les idéologies qui donnent des réponses toutes faites apparaissent trop rigides – il y a les religions pour ça. En France, ni la gauche, ni F. Bayrou ne font vraiment preuve de pragmatisme ni d’humilité face à la crise. En Angleterre, le blairisme est usé par plus de dix ans de gouvernement. Restent l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Suède, entre autres, où le pragmatisme est au pouvoir (et les États-Unis d’Obama). Quant à l’Europe, sa construction reste trop technocratique (Commission nommée par les États) et trop bureaucratique (règlements abstraits et détails sans concertation) pour fournir un projet politique attirant. Le PS insiste justement sur le premier point, mais son discours est masqué par la lourde démagogie anti-Sarkozy.
Les gens auront tendance à voter pour ceux qu’ils connaissent, comme pour une équipe de foot qui représente leur pays, sans souci de l’intérêt général européen. La faute au système, resté volontairement très national à cause des souverainistes. Il pourrait donc y avoir forte abstention et les partis au pouvoir confortés.