La menace placébo
L’une des scènes coupées de La Menace fantôme, présentée sur le DVD dans son rendu final tout autant que dans ses phases de (dé)composition, permet ainsi de parfaitement visualiser ce paradoxe figuratif. Cette scène voit les héros du film remonter à la surface d’un lac dans leur vaisseau et émerger près d’une cascade à la hauteur et à la puissance vertigineuses de flots. Les personnages se dépêchent donc de quitter leur engin – stabilisé pour quelques minutes à l’aide d’un grappin fixé au mur le plus proche – en s’accrochant à leur solution de fortune pour rejoindre au plus vite la terre ferme. La scène – coupée du montage final pour des raisons de rythme et parce que son montage, alterné avec une autre scène, beaucoup plus importante, contrebalançait trop avec l’impact dramatique de cette dernière – prend pour cadre le palais royal de Theed sur la planète Naboo, un univers architecturalement riche, inspiré de la Renaissance italienne, (re)présenté en union avec la nature et les ressources qui l’entourent.
En observant le produit final de cette scène, il est clair pour la perception spectatorielle que l’image a subi un traitement numérique : au-delà d’un certain étalonnage des couleurs, l’image transpire d’effets visibles et ostensibles (le vaisseau sortant de l’eau, puis coincé dans les flots de la cascade, les fenêtres du vaisseau dont le matériau se désintègre, l’un des trois héros est un personnage de synthèse, etc.) et de compositions que l’on peut aisément deviner (le champ est si complexe qu’il donne à voir des espaces d’une richesse et d’une densité proprement impossibles à construire aisément de manière réelle).
Malgré cette perception ambivalente qui fait dire que certains éléments de la scène ne sont pas de même nature, selon leurs multiples textures hétérogènes, l’impression de perspective et de relief persiste. Les plans d’ensemble montrant la capitale Theed de la planète Naboo sont vivants et dynamiques – aussi bien grâce aux éléments grouillants de vie (oiseaux, passants, rayons de soleil, vent berçant le feuillage des arbres, etc.) que par la crédibilité figurative des espaces présentés (architecture des bâtiments trouvant son ancrage dans des références aux arts de l’espace de notre culture occidentale, impressions quasi tactiles de volume, etc.) – et la composition de ces images relève tout autant d’une vision de champs obéissant aux codes de la perspective. Les points de fuite peuvent être ciblés en s’attardant quelque peu sur chaque plan isolé de façon à tracer les lignes révélant la mise en perspective des matte paintings numériques incriminés.
La présence des différentes couches d’images, composées numériquement, si elle n’est peut-être pas immédiatement identifiable lors d’une lecture sur le vif de la scène, peut se révéler aux yeux à mesure que l’on étudie la gestion de l’espace dans quelques plans : ainsi, certains mouvements de caméra ne sont pas sans rappeler ceux instaurés dans des œuvres pionnières telles que Le Vieux Moulin ou Blanche-Neige & les sept nains, permettant ici des reproductions de mouvements d'appareil virtuels entre les couches et les portions d’images, et travaillant ainsi l’illusion de profondeur en simulant l’axe z (les objets au premier plan se déplaçant plus vite que ceux à l’arrière-plan, plus flous – en fonction de cette donnée de figuration animée).
La menace profilmique
Néanmoins, dans le processus de production des plans de cette scène coupée de La Menace fantôme, l’impression de perspective insufflée à ces images est – paradoxalement – relativement fausse.
Si l’on s’intéresse au montage interne de certains plans de cette scène, la notion de perspective s’en trouve relativement mise à mal. L’un de ces plans nous propose une vue en contre-plongée du vaisseau en perdition au plus haut de la cascade, alors que, après un habile mouvement virtuel de caméra (qui correspondrait à une combinaison de travelling et de mouvement panoramique sur grue), le point de vue se redresse sur les personnages qui sortent du vaisseau pour rejoindre la terre ferme. Ce plan est constitué de plusieurs couches d’images partiellement ou entièrement numériques à leur source. De façon isolée, on retrouve une couche représentant la cascade, une couche intégrant une modélisation en 3D et texturée du vaisseau puis, après le redressement de la caméra, une couche ayant capté les acteurs en studio virtuel, plusieurs couches de matte paintings numériques figurant les bâtiments et les architectures de la capitale Theed et enfin des couches présentant des prises de vues « réelles » d’une eau agitée.
Dans le processus de production de cette scène, les différentes couches sont donc manipulées dans un espace virtuel neutre et indéfini. Le cadre de l’écran d’ordinateur remplace le cadre de l’objectif d’une caméra qui capterait des enjeux visuels et narratifs de façon profilmique. D’une certaine façon, dans chaque couche d’image est contenu un rapport cohérent aux codes de représentation issus de la perspective. En effet, même si elles se limitent à n’être que des portions de ce qui deviendra après composition un réel filmique, ces couches d’images possèdent elles-mêmes un certain relief qui leur est propre : dans ce plan, cet espace intermédiaire avant composition, les couches se proposent comme unités discrètes relevant d’une gestion isolée et indépendante de la perspective. Ainsi, les couches d’images figurant les bâtiments et les architectures de Theed en arrière-plan sont formées de portions de peintures numériques qui abritent chacune une certaine tradition formelle dans le respect des codes de la perspective : les portions d’escaliers sont pensées et dessinées selon des lignes qui, si elles étaient étendues, permettraient de découvrir au moins un point de fuite dominant ; il en est assurément de même pour les autres couches représentant les bâtiments et certaines hauteurs de la ville. Même observation pour les portions d’images figurant les espaces d’eau, prises elles aussi isolément, à partir de leur nature originale physique, qui ne peuvent s’afficher sous tout point de vue dans l’espace global virtuel de production de cette composition, car non modélisées en volumes, mais qui affichent également un respect perspectiviste sous leur forme première, après numérisation des rushes ; une constatation plus problématique après que l’image a été manipulée et « tordue » pour épouser les courbes des couches de la ville : même distordue, elle semble pourtant encore obéir aux codes traditionnels de relief et de perspective dominant les arts visuels. Enfin, la situation est différente pour les couches figurant les portions d’éléments qui, réunis, dessinent la cascade prenant le vaisseau et les personnages : elles relèvent uniquement de structures, certes éparses et élaguées, mais modélisées en 3D. La perspective est donc admise dès la construction des modèles en logiciel qui – même si l’écran reste définitivement plat, et donc une simulation visuelle dans un espace virtuel d’un environnement 3D – peuvent présenter les objets sous n’importe quel point de vue, sans que l’orientation des lignes de fuite ne s’en trouve faussée sous les angles les plus exigeants.
(à suivre)
Cet article fut publié pour la première fois en septembre 2005 dans le cadre d'un mémoire universitaire. Il est présenté ici dans une version reconstruite, quelque peu modifiée (augmentée par certains aspects, réduite sur d'autres). Relatif au code la propriété intellectuelle, cet article et le texte original appartiennent exclusivement à son auteur et le texte original également aux Université de Nancy 2 et Paul Verlaine de Metz.
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