Arendt cherche surtout une définition de l’acte qui ait une portée politique. Nous cherchons à en voir l’intérêt pour le suicide.
Politique ?
C’est-à-dire qui touche à l’universel, nous concerne. Non pas une partie des hommes, une faction, un groupe politique, une classe sociale ou une individualité, un Roi, un tyran, un leader. Une action politique qui pourrait atteindre tous les hommes et les mobiliser. En ce sens, elle porterait au-delà de l’individu qui en est l’auteur. C’est tout le paradoxe d’un acte particulier dont les effets seraient universels.
A ce niveau, la recherche d’Arendt ne serait-elle pas une utopie ?
Après avoir montré que la notion de libre arbitre, loin de se situer du côté de la volonté, est avantageusement remplacée par « l’acte libre » qui fonde, ouvre, crée du nouveau dont la portée est universelle. Car, la volonté est divisée entre un je-veux et je-ne-veux pas. Cette division se reporte sur les effets de l’acte lui-même. Entre un acte mortel qui répète et un acte libre qui crée.
Pour Arendt, le modèle d’un acte libre est celui du résistant. L’acte politique par excellence.
Arendt ouvre d’ailleurs son ouvrage par l’impressionnant rappel de la situation des résistants en France après la deuxième guerre mondiale comme René Char. Ces garçons s’étaient engagés dans l’action armée contre les allemands. Mais, l’effondrement de la France après la guerre était pour eux un « évènement inattendu [1]». La guerre finie, ils avaient perdu leur trésor, du jour au lendemain, ils étaient libérés et rejetés dans « l’idiotie sans poids de leurs affaires personnelles ». Soient « le bonheur public » et « la liberté publique ».
En agissant, ils s’étaient aussi échappés de la pensée « en se jetant dans l’action ». Sans la pensée, « l’achèvement qu’assurément tout événement accompli doit avoir dans les consciences de ceux à qui il revient alors de raconter l’histoire et de transmettre son sens, leur échappa ; et sans cet achèvement de la pensée après l’acte, sans l’articulation accomplie après le souvenir, il ne restait tout simplement aucune histoire qui pût être racontée [2]»….
Ainsi, Arendt s’étonne de l’incapacité des résistants à raconter leur action. Ayant échappé à la pensée, le sens de leur de leur action leur échappait aussi, les privant de la possibilité de la raconter.
Dans le même temps de l’action, les résistants avaient visé un but qu’ils constataient avoir perdu, ils agissaient pour « relever » la France et comprenaient ensuite qu’elle s’était « effondrée ». Leur action avait un effet, mais cet effet était l’inverse de celui qu’ils avaient espéré. Voilà de quoi était faite l’inattendue surprise de leur acte.
A ce point, il s’agit de ne pas oublier que la liberté ainsi introduite par Arendt est un attribut de l’acte. Un acte peut être libre et avoir des effets politiques. La liberté est une qualité de l’acte. Cette liberté se définit par ce qu’elle exclut, la pensée. Mais, on ne peut juger de ses effets que par ce qu’il se passe après l’acte. Le sujet agit d’abord, après il voit si cet acte a répété quelque chose déjà existant ou s’il s’est passé quelque chose de nouveau qui du coup était inattendu. La pensée étant exclue dès le moment de l’acte, le sujet s’en trouve apparemment définitivement séparé. Ne pouvant pas penser ses actes, le sujet perd le sens et ne peut en faire l’histoire.
En effet, pour le suicide, il est fréquent d’observer que le sujet parvient à raconter ce qui précède son acte. Il a eu telle ou telle enfance, avec lui ses parents étaient comme ceci ou comme cela et il n’en voulait pas. Mais, arrivé au point de son acte, il y a comme une rupture du récit et l’histoire est déchirée. Il n’arrive pas à lier l’acte à l’histoire qui le précède.
« La pensée et la réalité ont divorcé » pour ces hommes qui savent que « la réalité est devenue opaque à la lumière de la pensée » et que « la lumière de la pensée » est « astreinte à perdre complètement sa signification ». Le « flux ininterrompu du temps » est « brisé ».
Arendt propose alors un projet hégélien. « La tâche de la conscience est de comprendre ce qui s’est passé » et « sa fin réelle est d’être en paix avec le monde ». Ce sujet devra refaire un cercle autour de son acte pour en (re)saisir le sens. C’est ce qu’elle dénomme « l’appel de la pensée ».
Ainsi, l’homme qui tient bon « inséré dans le temps » se tient sur la « brèche » dans « la région de l’esprit » qui « surplombe la ligne de combat » (Arendt se reporte à Kafka dans La grande muraille de Chine) un « lieu suprasensible sans espace et sans temps, région propre de la pensée ». Si la personne ne retrouve pas les lignes de forces antagonistes de la pensée et de l’esprit, il « mourra d’épuisement [3]».
Pour une conclusion provisoire, avant le prochain post qui s’avère nécessaire, soulignons que l’occurrence mortelle surgit à deux reprises. Dans les effets de l’acte et lors de l’échec de la pensée.
Si l’acte ne fait que répéter l’existant, il est en lui-même mortel. Si le sujet échoue à le penser, il restera éternellement dans un « épuisement » mortel.
En somme, n’y aurait-il pas deux appels ?
L’inattendu de l’acte est un appel de la pensée parce que l’acte exclut la pensée dès le départ. Mais aussi, l’acte est un appel de l’inattendu parce qu’il peut échouer politiquement et tomber dans la répétition mortelle de l’existant.
[1] - Arendt A., La crise dans la culture, (1954), Gallimard, Folio essais n° 113, Paris, 1972, p. 11
[2] - p. 15
[3] - p. 23