Lorsque Michel Onfray s’attaque avec talent aux excès de la Révolution française, cela saigne. Son essai, La Religion du poignard (Galilée, 80 pages, 15 €) prend résolument le contrepied du mot de Clémenceau qui avait affirmé que la Révolution était « un bloc », en d’autres termes que l’on ne pouvait dissocier la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et les massacres d’innocents perpétrés dans les années qui suivirent.
Le livre, court, mais dense et impitoyablement ciselé, s’ouvre sur une scène de cannibalisme. En mai 1789, une famine touche la paisible ville de Caen. Lucide et iconoclaste, Onfray note : « Les révolutions ne se déclenchent pas à la lecture du Contrat social de Rousseau, De l’esprit des lois de Montesquieu, encore moins de l’Ethocratie du baron d’Holbach… Elles montent des rumeurs anonymes de la rue quand les miséreux, contraints par leur état, ne peuvent plus autre chose que demander la fin de leur malheur, quel qu’en soit le prix, par n’importe quel moyen. Le peuple ne veut ni la Liberté ni la République, il souhaite manger à sa faim, sans plus. »
Les spéculateurs profitent de la situation pour s’enrichir, les autorités locales cherchent à détourner les stocks de grain à des fins personnelles, la population attaque donc le château et s’offre une victime expiatoire en la personne d’un jeune vicomte arrogant et antipathique. Le corps est dépecé, il sera grillé et mangé par un peuple chauffé à blanc, ivre de sang. Ecce homo : être humain en tant qu’individu, le phénomène de groupe le transforme en monstre incontrôlable, en fauve enragé ; le bouc-émissaire perd toute humanité, se trouve réduit à l’état de pièce de boucherie. « La Révolution française dispose de son banquet totémique », remarque l’auteur. Le rituel écœure, mais il ne constitue pas un cas si isolé qu’on pourrait le croire. Dans son récent roman, Mangez-le si vous voulez (144 pages, Julliard, 17 €) Jean Teulé raconte une affaire identique de barbarie cannibale qui s’est déroulée dans le village d’Hautefaye, en août 1870, contre une autre victime expiatoire livrée à la vindicte d’une foule déchaînée. A Caen, le peuple, devenu populace par l’atrocité de son crime, ne s’en tiendra pas au barbecue ; il plantera la tête du vicomte sur un pic et ira l’exhiber sous les fenêtres de l’Abbaye-aux-Dames, dont sa tante est l’abbesse. A l’intérieur de l’abbaye, se trouvait une certaine Charlotte Corday.
Dans son essai, Michel Onfray assassine une seconde fois Marat. La rapide biographie qu’il en donne suffit à situer le personnage : fils de curé et fils de virago, Jean-Paul Marat achète à une université anglaise un diplôme de médecine sans jamais y avoir étudié. Et, en charlatan, il consulte au prix fort ! « Si l’on en juge par ses tarifs, précise l’auteur non sans malice, il précéda Lacan dans le dépassement d’honoraires… » Ce ne sera pas sa seule escroquerie. Marat, faux ami du peuple, incarne le ressentiment des médiocres frustrés, de ceux qui, à la faveur des convulsions de l’Histoire, saisissent toute occasion de faire exploser leur haine, leur envie, leur jalousie, et organisent la terreur partout où ils peuvent sévir dès qu’ils s’arrogent un lambeau de pouvoir (j’avais déjà évoqué le profil de ces médiocres en rendant compte du beau roman de Jacques Chessex, Un Juif pour l’exemple.) On peut trouver bien des aspects positifs à la Révolution tout en lui reconnaissant ses épisodes sombres, mais le propos est assez rare pour qu’on le souligne : « Quoiqu’on pense de la Révolution française (et j’en pense pour ma part le plus grand bien…), elle fut aussi un grand moment de ressentiment débridé. » Et l’on garde encore en mémoire quelques débordements criminels de la Commune dénoncés par Victor Hugo, comme la Semaine sanglante et l’assassinat de l’archevêque de Paris, Mgr Darboy.
A l’opposé de Marat, Charlotte Corday nous est présentée comme un modèle de vertu, non au sens chrétien du terme (quoiqu’elle fût élevée par les sœurs, elle s’affranchira du carcan religieux comme des idéologies, elle tenait trop à sa liberté), mais au sens romain. Lectrice des classiques, de Plutarque, de Corneille – son aïeul –, de Montesquieu, de Diderot, elle revendique un républicanisme directement issu des Lumières, empreint d’idéal et de pureté. Le sang versé, sous la guillotine ou lors des massacres de septembre 1792 (mille quatre cents détenus décapités ou égorgés au couteau), « l’instinct de vengeance sous couvert de réaliser le bonheur de l’humanité », la répugne. Ses lectures et son sens de la réflexion la conduisent à se forger une opinion politique claire. Elle s’affirme comme « Républicaine romaine, version revue et corrigée par le Grand Siècle – autrement dit Bravoure, Vertu, Honneur, Droiture. »
Au fil des pages, Michel Onfray dresse l’exégèse de son geste, décrit la scène – la baignoire, le poignard – évoque son procès et son exécution. Il rapporte les propos de Sanson, le bourreau, qu’elle impressionnera par son courage. Dans ses Mémoires, il la qualifiera de « martyre de la liberté » et de « Jeanne d’Arc de la démocratie ». En montant sur l’échafaud, elle n’avait que vingt-quatre ans, un âge où la mort engendre la légende.
La Religion du poignard vaut d’être lu. Le propos, la concision avec laquelle il est exprimé et la vivacité du style, donnent toute sa force au livre. On est bien loin, dans ces pages, des truismes lénifiants, des révoltes de salon, des autocongratulations et des leçons de morale que nous assènent régulièrement les philosophes germanopratins, médiatisés et cyniques. En assassinant Marat, renouant avec le symbole du tyrannicide, Charlotte Corday pensait mettre fin aux exécutions sommaires de la Terreur. Il n’en fut rien. Cependant, comme le remarque l’auteur : « son geste fut politiquement nul, mais moralement sublime. » Il voit en elle une femme libertaire, une épithète qui demanderait probablement un développement supplémentaire. Elle n’en reste pas moins une héroïne française - autant qu’universelle dans sa lutte contre la tyrannie - trop peu connue dont la mémoire méritait cette réhabilitation.
Illustrations : Jean-Paul Marat, gravure - Charlotte Corday, gravure - Barbara Schreiber, What’s on your mind, dear?, acrilique sur papier, 2004 (© DR).