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Pour la commodité et la clarté de l'exposé, reprenons tout d'abord in-extenso l'interrogation de Monsieur Christophe Marty :
« En me rendant dernièrement dans le plus vieux cimetière de la ville audoise de Castelnaudary (capitale du Cassoulet), mon attention a été attirée par une tombe (voir photographies ci-jointes) que j'ai alors identifiée comme étant celle d'un franc-maçon. J'ai effectué depuis quelques recherches dans l'état-civil (pour dater cette tombe et tenter d'en savoir un peu plus sur l'origine géographique et sociale de son occupant) et j'ai surtout découvert vos travaux ; je suis désormais beaucoup plus prudent quant à l'identification de cette tombe : s'agit-il d'une sépulture maçonnique ou compagnonnique ? Vu la profession du défunt (« entrepreneur en travaux publics »), peut-être sommes-nous même en présence d'une double appartenance.
Photographie de Christophe Marty.
Sur le pilier quadrangulaire, il faut lire l'inscription suivante : « Gge Denat entrep des travaux publics décédé le 26 février 1842 dans la 44e année de son âge ».
Photographie de Christophe Marty.
S'agissant de la symbolique, sur le fronton du pilier, figure une étoile flamboyante avec la lettre G au centre, et en bas du pilier, un blason avec à l'intérieur une équerre entrelacée dans un compas portant un fil à plomb.
Photographie de Christophe Marty.
Les quelques recherches que j'ai effectuées dans l'état-civil m'ont permis d'apprendre que ce George DENAT (né le 12/04/1798 à Castelnaudary) appartenait à une dynastie de maçons tailleurs de pierre ; lui même est qualifié dans les actes d'état-civil que j'ai consultés de « maçon entrepreneur » (1822) et « tailleur de pierre » (1842).
Je serai ravi de connaître votre avis d'historien du compagnonnage sur ce monument funéraire. »
Compagnonnique ou maçonnique ?
Nous sommes effectivement là face à un dilemme fréquent en matière d'emblématique à base de l'équerre et du compas entrecroisés : s'agit-il d'un symbole compagnonnique ou bien s'agit-il d'un symbole maçonnique ? C'est un sujet que j'ai longuement abordé dans mon livre Le Serpent compatissant et sur lequel je suis revenu à plusieurs reprises dans des articles de ce blog et de mon site.
En général, les emblèmes compagnonniques adjoignent à l'équerre et au compas un troisième outil, davantage expressif du métier pour certains corps, par exemple la bisaiguë pour les charpentiers, ou une règle, complétant ainsi l'emblème de l'art de Géométrie pour les tailleurs de pierre. Ici, nous avons le fil à plomb, mais ce n'est guère significatif car cet instrument apparaît bien plus souvent sur les emblèmes maçonniques que sur les compagnonniques. Le doute subsiste donc.
En général également, le contexte permet d'éclairer la question : soit par la présence d'autres symboles, non équivoques, comme par exemple des outils de tailleur de pierre, soit par des inscriptions. Ici, nous avons la mention de la profession du défunt, entrepreneur en travaux publics, ce qui irait bien dans le sens compagnonnique… mais nous avons aussi un symbole hautement maçonnique, l'étoile à cinq branches (ici représentée non flamboyante) avec la lettre G en son centre (symboles, avant tout — il n'est pas inutile de le rappeler –, de la Géométrie). Nous sommes donc dans la plus totale indécision !
Un certain Dénat de Castelnaudary
Mais c'est là qu'intervient le dossier de recherches que j'avais moi-même ressorti peu de temps auparavant : celui concernant le Compagnon Étranger tailleur de pierre Dénat, dit « La Franchise de Castelnaudary », qui joua un rôle important dans le monde compagnonnique au printemps prometteur de 1848.
Dénat… Castelnaudary… Compagnon Étranger… Tailleur de pierre… Autant d'éléments qui s'accordent sans difficulté à notre stèle funéraire. Sauf, bien sûr, que ce ne peut être celle de ce Compagnon là puisqu'il n'est pas décédé en 1842.
Dans l'état actuel de nos connaissances, nous ne savons pas si « La Franchise de Castelnaudary » est un fils de George Dénat ou bien un neveu, ou bien encore, de manière plus générale, un de ses proches parents. Monsieur Christophe Marty va poursuivre des investigations aux Archives départementales pour tenter de trouver davantage d'informations. Mais à lire celles qu'il possède déjà, il ne fait quasiment aucun doute que les Dénat de cette époque forment une dynastie de tailleurs de pierre, assez probablement tous Compagnons.
Les Compagnons Étrangers et la Franc-maçonnerie
Concernant le fait qu'il s'agit d'un Compagnon Étranger et non d'un Passant (voir sur le « côté site » mes articles sur les compagnonnages de tailleurs de pierre où sont abordées et expliquées ces différences), cela éclaire la question de l'emblématique « maçonnique » de la stèle funéraire. En effet, les Compagnons Étrangers du XIXe siècle possédaient presque tous la double affiliation Compagnons/Francs-maçons. Nous en ignorons pour l'instant la cause exacte (voir à ce propos Le Serpent compatissant ainsi que, sur le « côté site », mes articles intitulés Les Compagnons Étrangers tailleurs de pierre et surtout, car j'y étudie une lettre envoyée en 1829 par un Compagnon Étranger franc-maçon à un autre Compagnon Étranger également franc-maçon, Un aspect méconnu de la « Maçonnerie opérative » en France.
Est-ce que George Dénat était franc-maçon ? Pour l'instant, nous ne le savons pas. Dans un second message, Monsieur Christophe Marty m'écrit, suite aux premiers éléments que je lui avais communiqué : « Concernant l'éventuelle initiation maçonnique de George Denat, j'ai consulté à ce sujet un historien de Castelnaudary très compétent en la matière (il a publié une étude intitulée Loges et francs-maçons audois. 1757-1946.) ; […] il n'a jamais rencontré ce George Denat dans les archives maçonniques de Carcassonne. Pour la période qui nous occupe (1798-1842), George Denat n'a pas pu être initié à Castelnaudary (loges seulement actives de 1800 à 1816). Sans doute a-t-il été initié sur Toulouse ou dans une ville où il a séjourné durant son tour de France. » Avis donc aux nombreux historiens de la Maçonnerie !
Un détail intéressant du blason
Si les interférences avec la symbolique maçonnique sont susceptibles d'éclairer quant à la raison de la présence de l'étoile avec la lettre G (à noter toutefois que ce même symbole maçonnique existe justement sur le Rôle de 1782 des Compagnons Passants tailleurs de pierre d'Avignon), un autre détail que l'on serait tenté d'attribuer à une iconographie « profane » de l'équerre et du compas entrecroisés, mérite que l'on s'y attarde. Ces deux instruments sont en effet représentés ici sous leur forme d'instruments du dessinateur en architecture. L'équerre est sans conteste une équerre à dessin et on remarquera sur la photo que le compas possède non pas deux pointes sèches mais une seule, l'autre étant une pointe pivotante encre/crayon.
Que signifie ce détail important à mes yeux ? Que la connaissance essentielle aux yeux du Compagnon Étranger Dénat, c'est le « trait », c'est-à-dire, pour les Compagnons tailleurs de pierre de cette époque, le dessin d'architecture dans son ensemble et non seulement la stéréotomie (géométrie descriptive appliquée à la coupe des pierres). C'est un aspect dont j'ai longuement traité dans Le Serpent compatissant, ainsi que dans Travail & Honneur avec Laurent Bastard. Au demeurant, de nombreux Compagnons tailleurs de pierre des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles étaient finalement des architectes et des ingénieurs, ou encore des entrepreneurs de maçonnerie et non de simples ouvriers. Lors de leur Réception dans le Devoir, ce qui leur était demandé, c'était non pas de démontrer leurs capacités en matière de taille de pierre, mais leurs connaissances dans l'art du dessin d'architecture.
Dénat, dit « La Franchise de Castelnaudary »
Mais revenons à « La Franchise de Castelnaudary ». J'ai dit qu'il avait joué un rôle important au printemps 1848. Lequel ?
Il fut en effet le Président du « Club des Compagnons », créé à la suite d'une grande manifestation de réconciliation compagnonnique le 20 mars 1848, dans l'élan de la Révolution. En tant que tel, il organisa un grand défilé compagnonnique à Paris le 21 mai 1848, pour lequel il composa une « Marseillaise des compagnons de tous les devoirs réunis », dont des milliers d'exemplaires furent imprimés et distribués le long du défilé. Ce dernier rassembla plus largement que les Compagnons et ce furent près de 300 000 travailleurs parisiens qui défilèrent. Cet élan resta, on le sait, sans suite...
Resta sans suite immédiate aussi le projet d'une fusion de tous les rites compagnonniques et d'une constitution fédérale des sociétés de Compagnons que proposa le « Club des Compagnons ».
Nous ne connaissons pas le prénom de ce Dénat-là. Les archives compagnonniques n'indiquent généralement que le nom de Compagnon, accompagné quelquefois, comme c'est justement le cas pour La Franchise de Castelnaudary, du nom de famille.
Je reproduit ci-dessous une lithographie éditée par Agricol Perdiguier et représentant la réconciliation compagnonnique du 20 mars 1848. Le Compagnon Étranger tailleur de pierre qui prononce le discours devant l'autel est Joseph Duranton, dit « La Franchise de Grenoble », un autre acteur important de cette période. Il n'est pas interdit d'imaginer que le Compagnon Étranger tenant la bannière de sa société, que j'ai entouré d'un cercle rouge, est « La Franchise de Castelnaudary »...
Dénat a également publié en 1844 un bref recueil de chants compagnonniques qui est téléchargeable sur le site Gallica de la BnF.
Informations généalogiques sur George Dénat
Je reproduis ci-après les informations généalogiques gracieusement communiquées par Monsieur Christophe Marty :
George Denat (° 1798 - + 1842)
Acte de décès : + le 26/02/1842 à Castelnaudary dans sa maison d'habitation située rue de Contresty ; « tailleur de pierre », époux de « dame Marie » sage-femme, fils à défunts François Denat et Claire Rustaing. Déclarants : Jean-Baptiste Labadie, 51 ans, sergent de police, et André Vidal, 52 ans, cordonnier, voisins du défunt. A.D.A., 5E076/159
Acte de mariage : x 28/11/1822 à Castelnaudary avec Marie Cassiopée. Futur : « sieur » George Denat, 24 ans, « maçon entrepreneur [...] domicilié dans la ville de Toulouse » fils à feu François Denat « maçon entrepreneur » décédé à Toulouse le 19/10/1814 et à Claire Rustaing, domiciliée à Toulouse, présente au mariage. Future : Delle Marie Cassiopée, 20 ans, né le 02/07/1803 à Castelnaudary, fille de père et mère inconnus, procédant du consentement de M. Gabriel Metge, tuteur des enfants trouvés de l'hospice civil de Castelnaudary, présent au mariage. Sur l'acte de mariage, Marie Cassiopée signe « Marie Esquirol », ce qui me laisse à penser qu'elle a dû être placée dès son plus jeune âge chez le nommé Jean Esquirol « maçon tailleur de pierre », présent et témoin au mariage. Témoins (domiciliés à Castelnaudary) : Jean Esquirol, 53 ans, « maçon tailleur de pierre » ; Jacques Denat, 51 ans, aubergiste, oncle paternel de l'époux ; François Rustaing, 24 ans, fondeur de cloches, cousin germain de l'époux ; Guillaume Delestaing, 53 ans, serrurier, oncle maternel par alliance de l'époux. Belle signature de l'époux (elle n'est pas ornée des trois points). A.D.A., 5E076/309
Acte de naissance : ° le 12/04/1798 à Castelnaudary dans la maison du déclarant située au « Port du Canal ». Déclarant : François Denat, père de l'enfant, maçon, 36 ans. Témoins (domiciliés à Castelnaudary) : George Rustaing, 57 ans, beau-père du déclarant ; Pierre Denat, maçon, 60 ans, père de déclarant. A.D.A., 5E076/88
À suivre…