En terminant mon intervention mardi dernier, ici, devant la vitrine 11 qui bientôt clôturera notre visite de la salle 4 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, j'ai attiré votre attention, ami lecteur, sur le fait que, volontairement, j'avais employé le terme vague de "bovidés" pour désigner sur la scène de labour, sujet du "modèle" E 27069, les deux bêtes de trait.
Et de vous donner alors rendez-vous ce 19 mai pour plus spécifiquement réserver mon exposé à cette famille d'animaux de l'Egypte ancienne afin de mieux cerner leur origine, les races qui en font partie, les multiples rôles qui furent les leurs dans la société de l'époque et la façon dont les artistes les ont représentés pour tenter de nous faire comprendre comment les distinguer les uns des autres.
Il semblerait, à la lumière des dernières études qui ont été menées à leur sujet, que les premiers bovins domestiqués, issus en fait de l'aurochs sauvage "Bos primigenius", l'auraient été dans les régions du Fayoum et du désert libyque, aux environs de 4800 A.J.-C.; et que cette domestication serait la simple et obligatoire conséquence de la désertification que connut le Sahara au Vème millénaire avant notre ère et qui conduisit les populations autochtones, mais aussi leurs animaux familiers, à chercher à atteindre des lieux moins arides, en l'occurrence la riche vallée du Nil. L'élevage et l'agriculture proprement dits pouvaient alors commencer à petits pas : sans bien évidemment en être conscients, ces hommes quittaient ce que les historiens ont pris l'habitude d'appeler Préhistoire et entraient, par la grande porte s'ouvrant sur une prodigieuse civilisation de l'écrit, dans l'Histoire elle-même.
Indéniablement, l'élevage des bovins tint une place cardinale dans tous les aspects de la vie quotidienne des Egyptiens, tant civile, avec leur utilisation à différents travaux ou pour nourrir certaines catégories de la population, que religieuse, aux fins de les honorer, leur attribuant dans cette spécificité bien précise, une valeur éminemment symbolique. Pour preuves de ce que j'avance, les nombreuses représentations dont ces animaux font l'objet dans toutes les scènes peintes ou gravées des tombeaux, ainsi qu'en ronde-bosse, comme ici devant nous, vitrine 11.
C'est d'ailleurs grâce à l'étude de ces peintures égyptiennes que les spécialistes en la matière peuvent actuellement déterminer qu'existèrent quatre races principales.
La plus répandue, celle que la langue appelle "negaou" (la désinence "ou" étant la marque du pluriel), se caractérisait par des animaux à longues cornes en forme de lyre, comme ici, dans la tombe de Menna.
Hauts sur pattes, ils présentaient une encolure courte et un large museau. Certains d'entre eux, particulièrement engraissés, portaient le nom de "iouaou".
Avec la présence des envahisseurs Hyksos venus d'Asie, apparut une race de bovins plus petits que les précédents et dotés de cornes courtes : ce sont les "oundou".
Nettement moins nombreux, mais beaucoup plus appréciés notamment pour les produits laitiers qu'ils procuraient, furent les bovins dépourvus de cornes, comme ici, dans le mastaba de Ti.
Enfin, dernière catégorie de cette succincte différenciation entre races, les bovins nantis d'une bosse cervico-thoracique du type "zébu" qui, en définitive, furent peu présents dans l'art égyptien.
Art égyptien qui, bien évidemment, établira tant que faire se peut, une autre distinction, sexuelle cette fois : indépendamment de la simple et apparente visualisation des organes particuliers aux uns et aux autres, les artistes insisteront sur le dimorphisme sexuel en représentant les vaches de taille visiblement inférieure à celle des taureaux et des boeufs.
Le boeuf ! Autre débat qui divise la communauté égyptologique, et controversé s'il en est : existait-il ou non des boeufs en Egypte antique ?
Oui, et incontestablement pour ceux des scientifiques qui arguent du fait qu'un extrait du célèbre Papyrus Anastasi établit une sorte de liste de ce qu'il faut rassembler pour l'arrivée imminente de Pharaon, à savoir : "des boeufs, de belles bêtes châtrées, à courtes cornes, provenant de l'Ouest et des veaux engraissés venant du Sud".
Sémantiquement, en effet, existe en égyptien classique un terme "seab" dont le déterminatif est constitué du dessin d'un bovidé, et qui signifie "châtrer".
Oui, pour ceux aussi qui, avec force détails, nous décrivent les cortèges de boeufs destinés au sacrifice rituel associé à l'importante Fête d'Opet, à Thèbes.
Oui également dans le chef des égyptologues qui veulent voir, dans les représentations de bovidés "iouaou" sur le mur ouest de la grande cour de Ramsès II, à Louxor, par exemple, ou dans le temple du même Ramsès II, à Abydos, ou encore dans un des sanctuaires d'Amenhotep IV/Akhenaton, le "Roud Menou", érigé en dehors de l'enceinte du temple d'Amon, à Karnak, des boeufs excessivement engraissés, aux mensurations imposantes, impressionnantes même quand on lit, dans les quelques hiéroglyphes qui, parfois les accompagnent, qu'ils peuvent atteindre jusqu'à 4 mètres de longueur, des sabots postérieurs jusqu'à la pointe extrême des cornes, et peser quelque deux tonnes !
(Sur les parois du "Roud Menou", par exemple, quatre bovins paraissent si énormes qu'ils ont été installés sur un chariot tiré, pour chacun d'eux, par une escouade d'une dizaine de personnes ...)
Toutefois, quelques hirondelles n'annonçant pas nécessairement le printemps, ces "preuves" avancées, parmi quelques autres, rares force est néanmoins de le constater, ne sont pas suffisamment probantes pour rallier à cette cause les autres savants qui, eux, affirment qu'il n'y a strictement rien déterminant avec certitude que ce sont bien des boeufs qu'il faut voir là; et que, dès lors, ce ne seraient simplement que des taureaux.
Ce sont d'ailleurs les mêmes qui refusent d'admettre une thèse pourtant souvent prônée, mais non véritablement étayée de manière tangible, que les différenciations voulues par les artistes et auxquelles je faisais tout à l'heure allusion au niveau des cornes des bovidés seraient une façon de notifier ou non la castration d'un mâle : les cornes lyriformes pour les boeufs et les courtes pour les taureaux.
Permettez-moi maintenant de revenir à mon propos initial : la différenciation sexuelle. Si l'on juge uniquement au sexe visiblement décelable dans les scènes peintes, il appert, statistiquement parlant, que furent bien plus souvent représentés des bovidés mâles que des femelles. Les philologues, en outre, qui se sont abondamment penchés sur les textes explicitant ces peintures ont définitivement établi que des termes tels que "nega", "ioua" ou "ih" définissaient des éléments mâles, tandis que "iouat" ou "hemet" se rapportaient plus spécifiquement aux femelles. (Le T, par parenthèses, constituant la désinence du féminin dans la langue classique égyptienne).
Ceci étant, qu'ils soient mâles ou femelles, taureaux, castrés ou non, les bovins constituèrent une partie non négligeable de l'iconographie égyptienne : abondantes en effet sont les scènes, surtout dans les mastabas de l'Ancien Empire à Saqqarah - je pense plus particulièrement, comme souvent d'ailleurs, à ceux de Ti, de Ptahhotep et de Mererouka ... -, qui nous donnent à voir des défilés de bovidés devant un propriétaire défunt, des combats taurins pour une femelle, des scènes de boucherie, voire même de traite de vache ou de vêlement ...; sans oublier le côté pratique que les Egyptiens tiraient de leur présence et que les artistes ont aussi abondamment représentés sur les parois des chapelles de ces complexes funéraires.
Et c'est précisément par l'évocation des nombreux rôles qui leur furent dévolus dans la civilisation égyptienne que je voudrais poursuivre le présent article.
En toute première position, j'épinglerai les travaux agricoles : le labour, essentiellement, mais aussi le dépiquage des céréales, c'est-à-dire la séparation des grains de la balle protectrice, tâche initialement effectuée par les ânes.
Ils servirent en outre d'animaux de trait, notamment pour le halage des sarcophages.
Bien évidemment, ils pourvurent à la nourriture de l'homme : la viande, certes, mais aussi le lait et les produits dérivés; tout en étant attentif au fait que, si l'on se fie à la taille des récipients utilisés pour recueillir le lait de la traite, il semblerait que les vaches, à cette époque, en produisaient peu : seulement de 1 à 2 litres, selon les estimations.
J'ajouterai que ces aliments étaient souvent préalablement offerts aux dieux, à leurs statues dans les temples en fait, puis, comme j'ai déjà eu l'occasion d'y faire allusion, redistribués en fin de journée aux nombreux prêtres affectés au culte de ces institutions religieuses.
Tous ces animaux procuraient en outre aux artisans la matière première, le cuir essentiellement, pour confectionner sandales, fourreaux d'armes blanches, lanières, voire même tentures murales afin de se protéger de l'accablante chaleur quotidienne. En outre, étaient également récupérés sabots, os et cornes pour fabriquer qui de la colle, qui des bijoux ou des amulettes ...
Il me plairait à présent de terminer cet exposé par l'évocation d'une fonction qui, si à nos yeux d'hommes du XXIème siècle trop souvent intolérants, a parfois tendance à paraître risible, n'en constitue pas moins un élément primordial dans la mentalité antique : il s'agit de l'importance religieuse, partant symbolique, accordée à certains de ces bovidés.
Ainsi la vache est-elle tout à la fois symbole de fécondité, dispensatrice du lait vivifiant dont s'abreuvent les dieux, et personnification terrestre de la déesse Hathor, tout en se retrouvant en plus parfois associée à d'autres divinités comme Isis,et Nout, déesse du ciel.
Quant au taureau, il est symbole de virilité et de fertilité, mais aussi de force et de combativité : souvenez-vous, ami lecteur, de la titulature de Ramsès II que j'avais traduite dans un article de l'année dernière, et plus particulièrement du premier de ses cinq noms, celui d'Horus : "Taureau victorieux ..."
Mais indépendamment de la personne royale, le taureau fut aussi l'objet d'une attention soutenue, dès la IIème dynastie : trois cultes taurins virent ainsi le jour en Egypte antique : celui de Boukhis, celui de Mnevis et, le plus important, le plus connu aussi depuis que l'égyptologue français Auguste Mariette mit au jour, au milieu du XIXème siècle ces sépultures animales qu'il est depuis convenu d'appeler le Serapeum de Memphis : celui des taureaux Apis.
Sur tous ces points, sur toutes ces notions quelque peu énumérées à la manière d'une liste qui serait loin de se donner visage d'exhaustivité, j'aurai, vous vous en doutez, maintes et maintes fois encore l'occasion d'à nouveau m'étendre au fur et à mesure de notre parcours dans ce Département des Antiquités égyptiennes dans lequel nous déambulons, vous et moi depuis plus d'un an. Mais, dans un premier temps, et en guise de succincte approche, il m'importait aujourd'hui de les aborder dans une optique essentiellement programmatique afin que, déjà, vous en ayez une vue générale qui ne demandera, si vous acceptez qu'ensemble nous poursuivions ici nos découvertes, qu'à être précisée dans les prochaines semaines, dans les prochains mois ...
(Cabrol : 1999, 15-27; Roman : 2004, 35-45; Vandier : 1969, 8-185; Vandier : 1978, 1-38)