Stage et entretien avec Joël Barillet
Avec le temps et l'expérience, je suis de plus en plus impressionné par ce qui est simple. Que ce soit dans la vie de tous les jours ou dans la pratique d'un budo, la simplicité recèle bien souvent une grande complexité. J'ai profité du passage de Joël Barillet ce week-end, professeur 5° Dan résidant à Tours venu animer un stage dans au dojo, pour discuter de ce thème. Il faut dire que tout le stage était axé là-dessus : comment rendre simple un mouvement.
Disons le tout net, j'ai passé l'âge d'être impressionné par des démonstrations
spectaculaires. En revanche, tout ce qui donne l'impression d'être très simple m'intéresse au plus haut point. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d'abord parce que ce qui à l'air d'être simple
à réaliser et généralement d'une grande complexité. Ensuite, parce que ce qui est simple est généralement agréable à observer. Enfin, parce que la simplicité contient souvent une leçon à
étudier.
La simplicité d'un geste nécessite en réalité une grande maîtrise de son corps. Il suffit de regarder une coupe au sabre. Pour un néophyte, le sabreur met la bonne puissance dans sa coupe et ça passe. Très vite et avec un peu d'expérience on s'aperçoit qu'il n'en est rien. Si l'on coupe un paillon sans aucune technique, il y a de fortes chances que le paillon plie au lieu d'être coupé. Derrière un mouvement de coupe, le travail de la ligne de coupe est primordial. A la moindre courbe dans la coupe, le paillon va plier. Il faut donc bien contrôler la rectilignité de la coupe, mais aussi la direction du tranchant du sabre. Ces deux aspects imposent donc que l'on sache tenir correctement son sabre. Mais bien tenir son sabre implique d'avoir compris la relation avec tout le corps, sa position et sa bonne gestion dans le mouvement. Pour que le corps soit bien géré, il faut de bons appuis, une bonne tenue de la colonne. Pour que le geste soit puissant et décontracté, l'étude de la respiration est très importante également. Une fois que l'on a dépassé le stade du contrôle de la structure du corps, on comprend qu'il faut s'approprier individuellement chaque élément du corps (bras, jambes, etc.) pour qu'il réalise le travail qui convient et pas un autre. Une fois que chaque élément du corps est maîtrisé, il faut les réintégrer dans un ensemble. Pour cela, il faut ressentir de l'intérieur le geste global et tous les détails qui le composent. Je m'arrête là, mais on pourrait poursuivre plus profondément cette démonstration. Par conséquent, lorsqu'on voit une coupe simple qui tranche un bête paillon, le néophyte va penser « oui, il a réussi à couper », tandis que celui qui est plus avancé sur la voie va se dire « quel travail pour en arriver là. Cette simplicité apparente représente des années d'étude ».
Cette réflexion sur une coupe au sabre et toute aussi valable pour un coup de poing de karatéka, un mouvement de hanche fluide au tai chi chuan, un mouvement de contrôle au Jodo, etc. Tous les arts martiaux sont concernés par cette incroyable difficulté de montrer un geste simple. Encore faut-il que l'on s'entende sur le terme « simple ». La simplicité gestuelle dans un budo doit, à mon sens, dégager de la beauté, de la grâce, une impression de facilité déconcertante, de la puissance et de l'harmonie, tout cela à la fois. Avec tous ces critères, il est clair que réaliser un mouvement simple n'est pas pour demain et que nous avons tous du pain sur la planche. C'est ce qui explique que les grands maîtres soient constamment dans la recherche et la répétition pour perfectionner leurs gestes. Pensez à un calligraphe. D'un coup de pinceau, tout doit sortir sur une feuille de papier blanc. Pas de tâches, de bavures, de ratures possibles. Un seul geste et un caractère nait, fluide, net, harmonieux dans ses proportions, et sans que le calligraphe soit penché sur sa feuille tout en tirant la langue. La simplicité est donc un travail du corps, de l'esprit et de la technique.
Joël Barillet est un de ces professeurs que j'affectionne et que j'appelle un « mousquetaire ». En fait, ils sont quatre mousquetaires qui se connaissent bien et sortent plus ou moins du même creuset, à savoir Joël Barillet, Jaff Raji, Sylvain Creuzet et Philippe Cocconi. Si vous avez l'occasion de les croiser, n'hésitez pas à travailler avec eux dans l'un des nombreux stages qu'ils organisent tout au long de l'année. Ce sont des budoka qui étudient aussi bien l'Aïkido, le Iaïdo, le Jodo que la calligraphie japonaise. Le passage de Joël Barillet au Dojo Fudoshinkan était l'occasion de retrouver cette famille de pratique, solide et fine à la fois. Le samedi matin nous avons travaillé sur le simple geste qui consiste à monter la main dans l'exercice kokyuho. Ce geste nécessite un travail sur les axes du corps, horizontal au niveau du bassin et vertical de la part du bras. Le simple fait de vouloir combiner les deux axes à la fois fut d'une déchirante complexité. Dans un rire, Joël nous rappelle qu'il ne s'agit là que de deux axes, mais qu'on peut en ajouter bien d'autres. Et pourtant à le regarder, le geste semble à la portée d'un enfant.
- Joël, dis-moi pourquoi est-si difficile de faire simple ?
- L'idée de l'enfant est tout à fait juste. Un bébé bouge naturellement et on ne peut souvent rien faire pour anticiper son geste. L'enfant est spontané et complètement dans son corps. Les membres semblent sortir du corps et ne sont pas dissociés. Cela dure plus ou moins jusqu'à l'âge de six ans. Après il y a l'adolescence qui est l'exact opposé, car tout le corps se dissocie, c'est la pagaille totale.
- Faire un geste simple dans un budo c'est donc retrouver ce côté spontané du corps ?
- Pour moi, le budo c'est le rassemblement des différents éléments du corps, bras, jambes, tête, tronc. Mais aussi du bras, c'est rassembler chaque partie, chaque articulation. Un corps dans sa globalité est composé de plusieurs axes. Il y a le devant/derrière, le gauche/droite et le haut/bas. Toute notre éducation familiale, sportive, scolaire a essentiellement développé le travail de l'axe horizontal, c'est-à-dire pousser-tirer. Mais pour un être budoka, il faut rassembler tous les axes. Cela nécessite un travail important pour se réapproprier son corps. Or, le problème est qu'on ne voit pas son corps. On ne connait de lui que l'image que les autres, la société, nous renvoient. Mais pour se voir de l'intérieur, c'est très dur. C'est un travail de sensation, de recherche, d'étude sans fin.
- D'où le travail sur les axes.
- Oui, le travail des axes est bon pour ça. Tout d'abord parce qu'il permet de revenir à des choses simples. Mais travailler sur un seul axe est une épreuve en soi. On se rend compte de tout ce qui vient s'ajouter là-dessus et qui brouille notre mouvement. Il est intéressant de regarder comment les gens marche. Certains sont sur l'avant, d'autres vers l'arrière, d'autres encore se balancent de gauche à droite. Pourquoi ? La société nous a renvoyé une image de notre corps et nous nous sommes laissé envahir par cette image. Pourtant la marche c'est simple. Il s'agit simplement de créer un petit déséquilibre vers l'avant puis de le rattraper et d'enchaîner naturellement ce mouvement.
- Comment se fait la combinaison des axes ?
- S'assoir ou se relever de la position seiza est un bon travail de combinaison des axes,
qui est loin d'être simple. Il faut combiner le vertical et l'horizontal. Mais il existe d'autres axes. J'ai parlé du latéral (droite/gauche), mais on peut rajouter le bassin, les épaules, les
chevilles, les sourcils. Et ce n'est pas tout : le regard est un autre axe, l'audition aussi, et ainsi de suite. Chaque axe permet d'affiner sa perception du corps et d'améliorer son
mouvement. Comme tout cela est de la perception intérieur, j'aime bien commencer par la respiration, car c'est immédiatement un travail intérieur dont on peut prendre facilement conscience. C'est
à partir de ce travail intérieur que commence la combinaison des axes.
- La construction d'un geste simple serait alors l'ajout d'une multitude d'éléments qui se combinent ensemble dans une grande complexité d'interactions, c'est ça ?
- Non, c'est exactement l'inverse ! La simplicité est le résultat d'un travail qui consiste à épurer sans arrêt chaque élément qui compose le geste. Un calligraphe n'ajoute pas de gestes, il en enlève constamment, sinon jamais la spontanéité ne jaillira du pinceau. Il épure. Un iaïdoka fait la même chose, sinon le dégainage et la coupe donneront toujours une sensation de laborieux. Dans le travail de ce matin, quand on veut monter la main, on monte aussi l'épaule, on se décentre et on compense cette mauvaise position. On a tous tendance à mal utiliser son corps, même pour des gestes de la vie quotidienne. Il faut épurer, gommer tous ces gestes inutiles.
- Si je comprends bien, il faut revenir à une utilisation correcte et non parasité de chaque geste.
- Oui. Le fait d'épurer physiquement, parce qu'il y aussi le plan mental à travailler, doit dégager la simplicité de chaque geste. Il y a 20 ans Malcolm Tiki Shewan disait : « Chaque partie de son corps doit être utilisée à bon escient ». Et il le dit encore.
Cette petite discussion est encore fraîche dans ma mémoire lorsque le dimanche matin nous poursuivons le travail. On s'arrête un bon moment sur le salut en seiza. Joël Barillet nous fait observer avec justesse que le salut est non seulement le reflet de la gestion du corps du pratiquant, mais aussi celui de sa discipline. « Regardez Jigoro Kano (Ndr : le fondateur du Judo) saluer en seiza. Les aisselles sont fermées, les bras le long du corps, les mains qui glissent l'une après l'autre vers le bas lorsque que le bassin s'incline, les fesses ne décollent pas, le dos est droit et la tête reste dans l'alignement de la colonne. Cet homme avait le sens du budo et son Judo est à l'image de son salut. Observez maintenant les champions de Judo. Pour le salut, le corps tombe en avant, les deux mains sont écartées pour compenser la perte d'équilibre vers l'avant, elles arrivent en même temps avec les coudes ouverts vers l'extérieur, la tête courbée, les fesses décollées. Le Judo sportif a inscrit dans le corps de ses pratiquants une image très différente du Judo du fondateur. Il n'y a aucun contrôle, plus le sens de la retenue, sans parler de l'absence totale de l'image du sabre ».
Le travail nous conduit peu à peu à la pratique du sabre. Nous finissons sur un
enchainement intéressant qui utilise les techniques maki otoshi, kiri age, kiri kaeshi, chudan tsuki et kiri otoshi. Dans ces mouvements, nous essayons constamment de ne pas perdre de vue le
travail des axes afin d'épurer autant que faire se peut. Avec Arnaud Lioni, nous réalisons l'enchainement puis très vite demandons à l'autre de ralentir toujours plus pour percevoir les axes, le
centrage et le seichusen. C'est dans un travail calme et apaisé que nous terminons ce stage, le sourire aux lèvres.
Je rentre chez moi avec les échos du week-end précédent, le travail sur le relâchement
complet du corps, l'utilisation différente des muscles, suite au séminaire avec Yoshinori Kono. Je pense aussi à ces mots de Léo Tamaki, que l'efficacité du geste ne dépend pas simplement de la
bonne position du corps, mais du chemin qu'emprunte un geste pour arriver à son but. Je me regarde enfin et je vois que le bloc que je suis est encore loin de polissage. Pour la première fois de
ma vie de budoka, je prends conscience de l'immensité de tout ce que je n'ai pas encore réalisé, sans parler de tout ce que je ne connais pas du tout. Et je suis heureux de cette perspective.
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Les images viennent du blog
Budoryu de Joël Barillet, à l'exception du calligaphe.