«On va déjà taper votre nom sur Google. Ah, voyons… C’est vous, ça?». Un sourire ironique aux lèvres, Hubert désigna les lignes du haut de la première page de résultat.
Quand il avait vu débarquer dans son cabinet de e-reputation cet homme au front soucieux, la mine défraichie, la cravate de travers, il avait tout de suite détecté le bon client. Le flair de l’expérience, le nez creux conféré par des années de galère. Le gars qui a un problème, qui cherche à le résoudre, qui ne trouve pas. Et ça l’obsède tant qu’il est prêt à aligner sur un chèque une suite confortable de zéros derrière un chiffre entre 1 et 9 pour qu’un expert vienne lui donner la solution.
- «Non, c’est un fleuriste de Montauban qui s’appelle Xavier Rebaux, comme moi, exactement. Sauf que ce n’est pas moi. Je ne sais pas pourquoi, je suis médecin, j’ai une grosse clientèle, je gagne bien ma vie. J’ai une femme superbe. Je me tape mon assistante, mes clientes fortunées, la nounou des enfants, la serveuse du golf de Longchamp... Je pars demain à Courchevel pour une semaine. J’ai laissé mon nouveau Cayenne sur les livraisons. Cet été, j’irais aux Seychelles tout frais payés par un labo. J’ai une carte Flying Blue Platinum. Je dîne trois fois par mois à la Maison du Caviar. La dernière fois, j'étais à côté de Beigbeder et Marion Cotillard. Mais lui, il est là. Il est toujours là, devant moi, avec ses bouteilles de Pokon, ses oignons de tulipes au kilo et ses orchidées roses en promotion. Parfois, j’ai l’impression qu’il me nargue. J’en rêve la nuit. Je me vois en tête des résultats et ça renvoie sur des photos où je suis à poil. Du coup, j’ai des millions de pages vues, et je sors dans la rue à poil aussi. Avec une cagoule…»
Hubert se retint de rire et fit un effort pour réfléchir. Inutile de griller trop tôt ses cartouches. Ça pouvait durer un moment, cette histoire. Autant démarrer en douceur et le faire grimper aux rideaux en souplesse.
Il tapota quelques mots sur Google Maps, puis tourna l’écran vers son client.
- «Vous avez vu, il habite là, dans cette rue. Dommage qu’ils n’aient pas encore “Street view”, à Montauban. Sinon, je vous aurais montré sa vitrine.»
- «Non, merci, sans façon. Ça va pas être du nougat, pour lui passer devant...»
- «… ?»
- «Le nougat. De Montauban.»
- «Le nougat, c’est Montélimar, cher Monsieur. Blague à part, vous êtes inscrits sur des réseaux sociaux?»
- «C’est quoi, ce truc ? J’en ai entendu parler. Ce ne sont pas des histoires d’ados, au moins ? Je ne veux pas me faire repérer par mes clients.»
- «Les ados y vont, mais ils ne font pas la même chose que les adultes. Vous pensez à MySpace ou Facebook. Il y en a d’autres, plus professionnels. C’est de ceux-là dont je veux parler.»
- «Il y est, le fleuriste ?»
- «Sûrement. Mais il a surtout un site à son nom, et il a l’air d’être très actif. On voit son nom sur différents forums, sur des blogs. C’est pour ça que Google le repère. Il est référencé. Ce n’est pas votre cas»
- «Si vous croyez que j’ai le temps d’aller sur les blogs…»
- «Je peux le faire pour vous…»
C’était dit d’un ton détaché, presque désabusé, en passant. Hubert regarda dehors les nuages de décembre. Le vent gonfla imperceptiblement les vitres. Les dossiers de son bureau s’empilaient dans les étagères. La poussière était partout. Même la femme de ménage n’y pouvait rien. Comment aspirer sous des tas de téléphones, empilés dans un coin ? Comment nettoyer une lampe à l’abat-jour en verre cassé ? Les affaires n’allaient pas fort, et ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Fort heureusement, le client ne s’en était pas aperçu. Il était venu directement, recommandé par une relation commune. Ses yeux se dirent suppliants.
- «Et ça va marcher ?»
- «Ça va améliorer votre ranking, c’est certain. Vous verrez le résultat assez vite. Mais…»
- «Mais ?»
- «Si le fleuriste est aussi actif que je le pense, il va continuer à progresser. Il va sur Google, lui aussi, j’imagine. Et s’il voit que vous lui passez devant, il va réagir. Le match risque de durer»
- «Je veux passer devant lui. Il n’y a aucune raison qu’il soit devant moi. Je ne lui en veux pas personnellement. Je pourrais aller chez lui acheter des jonquilles quand ça sera la saison. Et lui venir chez moi faire soigner son rhume des foins…»
- «Les fleuristes ont le rhume des foins ?»
- «Oui. C’est comme une maladie professionnelle. Il y a des boulangers allergiques à la farine, vous savez ?»
- «Bon, je vais vous faire une proposition à tiroir. La première, c’est une prestation “Standard”. Je la propose d’emblée à mes clients et ils en sont contents. Avec ça, en cinq séances, je vais remettre à niveau votre identité numérique sur internet. Nous analyserons les résultats ensemble. S’ils sont bons, on arrête là. Si le fleuriste est toujours devant, je pourrais toujours vous proposer la prestation “Elite” (Hubert venait juste de l’inventer). Là, nous mettrons en œuvre différents outils technologiques pour tracer votre concurrent, l’encercler, le faire taire numériquement parlant, et vous permettre de la dépasser durablement. Et, à l'inverse, faire briller votre étoile comme un diamant.»
- «Combien ?»
- «Pour la standard ? 5000 €.»
- «Non ! Combien pour Elite», cria le client en sortant son chéquier.
Hubert dut réfléchir en un quart de seconde. Trop cher, le client aller se braquer. Pas assez cher, le client accepterait, mais c’est lui, Hubert, qui serait frustré. En même temps, l’autre semblait prêt à tout.
- «15 000 €… Mais le résultat est garanti», dit Hubert dans un souffle, en rentrant légèrement la tête dans les épaules.
Le client ne répondit même pas. Son Waterman commença à crisser doucement sur le papier, pendant qu’Hubert voyait déjà la tête de son banquier acceptant cérémonieusement cette somme fabuleuse, qui remettait enfin son compte à zéro. Puis le client arrêta son geste.
- «Je peux passer un coup de fil ?»
- «Je vous en prie...»
Le client sortit son Blackberry et pianota nerveusement sur les touches minuscules. Puis il attendit la communication, en faisant pivoter son fauteuil vers la droite.
- «Allo, c’est Jean-Charles. Ça va, je vous remercie. Dites-moi, il est déjà passé, le chèque de paiement du Cayenne ? Ah OK ? Du coup, je suis à combien ? Ah d’accord. Non, non, rien, juste une idée… OK, je vous rappelle».
Il se retourna vers Hubert
- «Bon, là, finalement, je ne peux pas prendre l’Elite. On verra ça plus tard. Commençons déjà par la standard».
- «Pas de problème, répondit Hubert, en masquant au mieux son dépit. Prenons rendez-vous pour la semaine prochaine. En attendant, versez-moi un acompte.»
Le client parti, Hubert détendit ses jambes sur le tiroir ouvert du bureau. Prise dans le mouvement, une tasse à café s’explosa par terre. Il avait trop mal au crâne pour s’en inquiéter. Il se remit droit, ferma le tiroir du haut, ouvrit celui du bas. Son pistolet Beretta Elite luisait au fond, comme un diamant noir. Il le fit passer d’une main à l’autre, le massa comme un fit jouer le cran de sureté. Puis il le reposa à sa place, referma le tiroir, mis son manteau et sortit en maugréant.