C’est comme si sa vie s’en allait par lambeaux. Des territoires entiers déjà qu’on ne reconnaît plus. Bientôt, il n’en restera rien. Un souvenir n’est rien s’il n’est pas partagé. Dans le train, de retour vers Paris, dimanche, je lisais toujours D.H. Lawrence (« L’arc-en-ciel »). Je ne sais pourquoi, ce passage me paraissait parler d’elle. « Ursula n'avait plus que deux trimestres à passer au collège. Elle étudiait pour obtenir son diplôme. C'était un travail ingrat car elle manquait d'intelligence lorsqu'elle était sevrée de bonheur. Elle persévérait sans enthousiasme, avec obstination, consciente d'un destin menaçant. Elle savait que, bientôt, elle aspirerait à voler de ses propres ailes et avait peur qu'on l'en empêchât. Une secrète volonté de complète indépendance, de complète indépendance sociale, de complète indépendance de l'autorité de toute personne, la poussait à poursuivre ses études avec ennui. Car elle savait qu'il lui restait toujours de quoi payer le prix de sa rançon : sa féminité. Elle serait toujours femme, c'est-à-dire autre que l'homme, et ce qu'elle ne pourrait obtenir en tant qu'être humain, semblable au reste de l'humanité, elle l'obtiendrait en tant que femme. Elle sentait, dans sa féminité, une richesse secrète, un recours, qui lui permettrait toujours d'acheter sa liberté. Néanmoins, elle restait sur la réserve quant à ce dernier atout. Il lui fallait d'abord essayer d'autres moyens. Il y avait le monde mystérieux des hommes où s'aventurer, le monde du travail quotidien et du devoir, et son existence comme membre actif de la communauté. Elle éprouvait, contre cela, une rancune subtile. Elle voulait aussi conquérir sa place dans le monde des hommes. Elle s'acharna donc au travail, sans jamais renoncer. Il y avait des choses qui lui plaisaient. Ses sujets étaient l'anglais, le latin, le français, les mathématiques et l'histoire. Lorsqu'elle sut lire en français et en latin, la syntaxe l'ennuya. L'étude approfondie de la littérature anglaise lui parut ce qu'il y avait de plus fastidieux. Pourquoi devait-on se souvenir de ce qu'on lisait? Quelque chose dans les mathématiques, leur froide exactitude, la fascinait, mais leur pratique réelle l'ennuyait. Quelques personnages historiques l'intriguaient et la rendaient songeuse, mais la politique la mettait en colère et elle détestait les ministres. Parfois, par éclairs, elle avait curieusement la sensation aiguë de s'enrichir, d'ouvrir son esprit, d'acquérir quelque chose grâce à ses études : un après-midi, en lisant Comme il vous plaira, une autre fois, en écoutant une citation latine qui fit battre son sang dans ses veines comme dans un corps de Romain, de sorte qu'à partir de ce moment, elle eut l'impression qu'elle connaissait les Romains. Elle prenait plaisir aux méandres de la grammaire anglaise parce qu'elle lui procurait le plaisir de découvrir les mouvements qui animaient les mots et les phrases ; et, en mathématiques, la seule vue des lettres de l'algèbre avait pour elle un réel attrait. Elle éprouvait tant de choses et si confusément, à cette époque, que son visage prit une expression singulière, étonnée, à demi craintive, comme si elle n'était jamais certaine de ce qui risquait de surgir de l’inconnu et de lui tomber dessus à chaque instant. De curieuses bribes d'informations suscitaient en elle d'insondables passions. Quand elle sut que dans les petits bourgeons marron de l’automne étaient enroulées, minuscules et déjà complètes, les fleursachevées, telles qu'elles devaient apparaître en été, neuf mois plus tard. minuscules, repliées sur elles-mêmes et laissées ainsi dans l'attente, une lueur de triomphe et d'amour la parcourut. « Je ne pourrai jamais mourir tant qu'il y aura un arbre», dit-elle passionnément sentencieusement, en adoration devant un grand frêne. ». Jamais, non… Et puis le temps passe. Et puis ces mystères n’en sont plus. Et ces serments depuis longtemps oubliés. Reste un souffle de vent. Quelques mots. Après la mort de D.H. Lawrence, le 2 mars 1930, Frieda fait le récit de son enterrement au cimetière de Vence. On en reste là, aujourd’hui : « Puis nous l'avons enterré, très simplement, comme un oiseau nous l'avons laissé, quelques-uns d'entre nom qui l'aimions. Nous avons mis des fleurs sur sa tombe et je n 'ai rien dit d'autre qu'"au revoir Lorenzo" tandis que ses amis et moi déposions des gerbes de mimosa en quantité sur son cercueil. Puis on le recouvrit de terre tandis que le soleil venait éclairer sa petite tombe dans le petit cimetière de Vence, face à cette Méditerranée qu 'il aimait tant. »
[illustration disponible sur le site propiétaire de l'image]