Dans cette station, l’équivalent souterrain du large carrefour urbain, les gens ont pour seul point commun apparent de sortir du travail, le regard légèrement vitreux et la peau grise sous les néons. Entre un groupe de lycéens, et quelques cadres, un homme en fauteuil roulant rassure son voisin : « tu peux y aller, je me débrouille tout seul, t’as vu l’engin ?! », il effleure les accoudoirs de sa machine, comme le vendeur automobile qui en fait un peu trop en vantant la carrosserie de la voiture qu’il veut refourguer à ses clients. L’autre demande « t’es sûr ? » tout en s’éloignant déjà. Dés l’instant où ce dernier disparaît, l’homme en fauteuil roulant s’élance vers les rails, freine brutalement, effectue un long tour sur lui-même, puis slalome entre des obstacles imaginaires, en criant « youhou ! Hé ! Matez ce que je peux faire ! » Les gens, stupéfaits, s’écartent à petits pas. Certains détournent la tête ; les plus jeunes étouffent un rire nerveux ; d’autres essaient de chercher le regard de ceux qui leur font face, de les intercepter visuellement… Ils me font penser aux enfants qui, parfois, guettent l’expression de leurs parents pour savoir quelle attitude adopter. Cependant, l’individu continue à faire virevolter sa machine, yeux écarquillés, sourire fixe, seules ses mains tremblent (d’excitation ?) tandis qu’il actionne le moteur. Au sixième tour, il se projette sur une seule roue, mais un élément du fauteuil se décroche en rebondissant à quelques centimètres d’une jeune fille qui se précipite vers l’engin : « attendez, vous avez perdu ça monsieur… » « Vous pouvez le remettre ? » Elle réinsère le boulon maladroitement. Il lui fait un clin d’œil en guise de remerciement, avant de foncer de nouveau ; il a toujours ce sourire figé, tellement incrusté dans sa chair que j’en arrive à me demander si son visage peut se mouvoir, je pense au Joker de Batman. Derrière moi, une voix juvénile commente « il est grave ce type ! » Je crois qu’il n’entend rien, ni cette phrase, ni les rires de moins en moins dissimulés, tant il est concentré sur son quart d’heure de gloire. De la même manière, il ne semble pas voir les expressions désormais ouvertement peinées ou moqueuses de son public. Son corps est curieusement mou et désarticulé, par contraste avec la rigidité et la forme bien définie de son fauteuil, tandis qu’il se projette sur la roue droite, sur la roue gauche, en équilibre sur le montant arrière, puis sur le montant avant… D’une voix provocante, il s’écrit « vous ne pouvez pas faire ça hein !? » et je frissonne malgré la chaleur moite de ce couloir… « Pathétique (son attitude) et malsain (notre voyeurisme) » sont les seuls adjectifs qui me viennent en tête. Ce faisant, d’autres boulons se décrochent et ricochent contre le quai. Plus il y en a, plus les gestes des gens se font lents et agacés en les ramassant. J’ordonne intérieurement : « il faut lui dire d’arrêter, bientôt son fauteuil roulant va se désagréger sous nos yeux », mais moi non plus je ne dis rien, incapable d’affronter cet homme qui, de ses traits jusqu’à son menton légèrement relevé, hurle silencieusement « ose me dire que je suis à plaindre, ose prétendre que mes roues sont inférieures à tes jambes ! » Alors le fauteuil éclate petit à petit, et je ne sais si je suis fascinée ou révulsée. Dans un courant d’air poussiéreux, les portes du métro s’ouvrent. J’y entre avec la foule. L’homme handicapé reste sur le quai, cueillant calmement les éléments éparpillés du fauteuil. Pendant que le métro démarre, il relève la tête un instant, sans sourire, et la haine douloureuse que j’aperçois durant quelques secondes à peine provoque une sorte de déchirure dans le creux de ma poitrine. Je peine à chasser cette dernière image de son visage en m’enfonçant dans le tunnel sombre.
Aphex Twin - Rubber Johnny
(Cette vidéo peut paraître insultante vis à vis du personnage principal du texte qui précède mais… Non, je n’y peux rien si, ensuite, j’avais ces images et cette musique dans la tête.)