En Grande Bretagne, pour les clientes des magasins Marks & Spencer, il n'était guère recommandé, jusqu'à la semaine dernière, de connaître son alphabet au-delà de la lettre " D ". Forte - si l'on peut dire - de sa popularité et de sa gamme de produits, cette chaîne de boutiques avait en effet décidé de surtaxer, à hauteur de 2,25 €, le prix de ses soutiens-gorges à partir du bonnet E. Les responsables du groupe justifiaient cette décision par le surcoût de fabrication de ces sous-vêtements de grande taille - une politique commerciale largement pratiquée dans ce marché de niche : il suffit, pour le vérifier, de se connecter aux sites Internet des principales boutiques de vente par correspondance françaises ; celles-ci appliquent généralement une majoration de 3 à 4 € pour des produits similaires.
Outre-Manche, cette décision a toutefois été considérée comme une erreur manifeste de marketing, ce qui n'a pas échappé à une cliente de 26 ans, Beckie Williams. Cette dernière, après avoir essuyé un premier refus à sa demande de rétablissement d'un prix unique, a fini par recueillir plus de 17.000 signatures de protestation sur la page Busts 4 Justice qu'elle a créée pour la circonstance sur Facebook. La jeune femme n'avait en outre pas hésité à acheter une action de M&S afin d'interpeler le président de l'entreprise au cours de l'assemblée générale des actionnaires.
Devant la pression médiatique, par crainte d'une détérioration de son image face à l'accusation de " discrimination flagrante " (et, peut-être, de peur qu'on en fasse des gorges chaudes...), l'entreprise vient de céder aux revendications de ses clientes. Non sans humour, elle a même publié une pleine page de publicité dans la presse britannique, assortie du slogan " we boobed ", un calembour intraduisible, mais jouant sur le double sens du mot " boob " qui signifie tout autant " gaffe " que " nichon ". Un bel exemple de fair-play.
Cela dit, quelle que soit la taille du bonnet concerné, le vocabulaire argotique anglais se
montre moins riche que le français. Cela devrait-il surprendre, au pays de Rabelais ? Certains termes sont encore usités, qui appartiennent au langage de l'enfance comme à l'argot courant (doudounes, loches, lolos, nénés, nibards, roberts, roploplos, etc.). D'autres semblent plus rares ou tombés en désuétude, qui font pourtant appel à des références ou des métaphores des plus intéressantes illustrant la relation complexe ou amusante du signifiant et du signifié.Ainsi " bossoirs " est-il un terme de marine désignant, selon le Littré (édition de 1956), " chacune des deux grosses pièces de bois qui servent à suspendre et à hisser les ancres ". La marine fournit encore d'autres mots imagés, comme flotteurs, bouées, avant-postes, plus rare, " médailles de sauvetage " et - fruit d'un évident jeu de mots, " gardes-côtes ". Notons les emprunts au théâtre (le balcon, les avant-scènes), à la botanique (melons, noix de coco, pamplemousses, pastèques, pommes de Vénus), à la géographie (globes, mappemondes, monts), aux sciences et techniques (montgolfières, obus, pare-chocs). Même la littérature fut mise à contribution, notamment avec " Athos et Porthos " (une expression qu'Alexandre Dumas, grand amateur de femmes, n'aurait pas désavouée) ou, plus curieusement (à moins qu'il ne s'agisse d'une référence à la calvitie) " les frères Karamazov ". On remarquera en outre que l'argot, langue vivante s'il en est, s'enrichit, au fil des siècles, de mots nouveaux qui reflètent les évolutions de la société et des technologies, l'introduction récente du terme " airbags " en apporte la preuve.
Et, puisqu'il est ici question de seins, je ne puis résister à l'envie de recommander vivement la lecture d'un petit chef-d'œuvre de la littérature espagnole écrit par Ramón Gómez de la Serna (1888-1963) et publié pour la première fois en 1917, Seins (Actes-Sud, 336 pages, 8,50€). Cet auteur reste trop méconnu en France. C'est là une véritable injustice, car Valéry Larbaud le comptait avec raison parmi les plus grands écrivains de son siècle, aux côtés de Joyce et de Proust. Paul Valéry ne cessait de vanter ses mérites. Peu d'auteurs, il est vrai, ont laissé à la postérité œuvre plus légère, plus ironique, plus insolente (notamment ses tracts écrits durant son exil en Argentine, destinés à effrayer le bourgeois). Dès les années 1910, précédant Dada et les surréalistes, ce diable d'homme rédigeait des aphorismes, des épigrammes, des maximes (les greguerias) qui mettaient à mal les tartufferies de son temps, les tabous, le dogmatisme, la religion et le carcan des conventions sociales.Dans le prologue de Seins, Ramón Gómez de la Serna définit sa démarche tout en dénonçant les hypocrisies (toujours actuelles) de manière réjouissante :
" Ce livre n'est pas un livre pornographique. Il ne renferme aucune obscénité mais de la sérénité, une sérénité sensible, une tranquille et souriante contemplation du spectacle des innombrables seins grappillés dans les vergers de la vie. [...] Mon livre ne satisfera ni les vieillards libidineux ni les magistrats d'une bassesse noire ; aucun de ceux qui se cachent dans une chambre fermée à double tour pour lire des livres pornographiques ; pas plus que les faux curés qui, comme l'a dit Carlyle, sont ce qu'il y a de plus faux au monde. Ils me traiteront, pourtant, de pornographe, car ils s'irriteront de voir ainsi gâcher leur plaisir solitaire par tout ce qu'il y a de réflexion, de tragique et de silence dans ma prose.
Tous ces gens qui ont la haine de la libre pensée - et qui commettent cependant les actes les plus honteux - sont des gens qui désirent une sensualité noire et baveuse, mais hors la loi, une sensualité horrible, confinée dans l'ombre alors qu'elle doit être lumineuse pour révéler son harmonie (qu'ils voudraient, injustement, proscrire, sachant bien que sa force est toujours plus révolutionnaire que les décrets politiques. "
Le corps du livre se compose de petits textes plus savoureux les uns que les autres, poétiques, sarcastiques, écrits comme des contes ou des nouvelles, qui ont pour titre Les seins au balcon, Le taste-seins, Un vendeur de seins en Orient, Les seins des Andalouses, Les seins de la femme de l'Inquisiteur, Les seins de l'art, Seins de petite Française, etc. Cent trente courtes variations sur un même thème (auxquelles il faut ajouter nombre de Variétés et observations en fin de volume).En voici une, intitulée Les seins de la maison de campagne :
" Dans la villa, dans la maison de campagne, les seins sont pareils aux mouillettes de pain du petit déjeuner. Ils redeviennent des seins dans l'alcôve de la demeure, de grandes fleurs d'oranger odorantes. Ils sont à la villa ce que les lapins blancs sont au clapier. Ils traînent parfois dans des lits éclatants de blancheur amidonnée, par de beaux matins clairs qui viennent s'y étendre, des lits qui restent défaits jusqu'au soir, profitant de la vie sans façon des villas solitaires. "
Hymne à la féminité, petit manifeste hédoniste, drôle, malicieux et grave, parfois même morbide, ce recueil où chaque mot semble choisi avec la minutie d'un orfèvre se lit d'une seule traite ou par petites touches, mais avec un plaisir toujours renouvelé ; de ces plaisirs littéraires trop rares qui donnent envie d'explorer l'ensemble des œuvres de cet écrivain qui publia plus de cent volumes.
Illustrations : Publicité de Marks & Spencer - Shu Yong, Bubble Woman, sculpture - Ramón Gómez de la Serna, photographie.