[Texte édité le 12 octobre 2006, dernière mise à jour le 5 avril 2009]
En thaï, pour désigner les films, il existe la formule standard « phaphayon » et dans le langage familier un simple mot « nâng ». Cela résume bien la dualité qui a toujours entouré la création cinématographique dans ce pays. Le premier à partir de la racine « image, peinture » fut un néologisme conçu à la fin du XIXème siècle pour définir ce plaisir d’esthète fortuné venu de France. Quant au second, il subsiste car terme populaire hérité du théâtre d’ombres. « Nâng » pour « peau » comme celle du buffle dont on fabriquait les marionnettes consacrées. En évoquant ces deux ramifications, on comprend la caractéristique du cinéma thaï : un espace de traditions et modernité. Cette conception se maintient, l’industrie du grand écran applique encore la règle du pragmatisme créatif, entre le sentimentalisme des immuables histoires d’amour, colportées de village en village et l’artiste en œuvre, influencé par le monde.
Pour partager ces « récits plein de bruit et de fureur » avec un auditoire parisien, la Cinémathèque Française lance pour la première fois un cycle inattendu, Introduction au cinéma thaïlandais[1]. Devant le programme énoncé, le projet semble manifestement ambitieux et d’envergure, le choix éclectique – des films anciens d’auteurs peu connus ici, des réalisations plus récentes et grand public.
Du sang neuf…
Un photographe qui semble avoir tout pour lui, une jolie fiancée, des amis, un métier prometteur, voit son passé le rattraper. Flash : un accident sur la route. Un soir en rentrant des noces bien arrosées d’un ancien condisciple, Than et sa petite amie heurtent de plein fouet une femme : choc. Tandis que le sentiment de culpabilité trouble et poursuit son amie, le jeune homme lui choisit la fuite, la lâcheté. Un relent de sa personnalité profonde ? La vie semble suivre son cours, Jane tiraillée par sa conscience, Than vacant à ses occupations, jusqu’au jour où une ombre apparue sur quelques photos prises parmi tant d’autres va faire éclater le monde policé et de convenances qui les entoure.
En matière de productions horrifiques, Shutter a fait parler de lui, on lui a accolé nombre de superlatifs. Ceci s’explique aisément par une réussite formelle, facteur estimable pour une première œuvre. Détracteurs comme admirateurs iront de leurs comparaisons référencées. Avec une photographie en harmonie avec la perplexité et l’hébétude des personnages, on retrouve les influences d’un Alejandro Amenabar (mixage de Thesis et les Autres), une tension sous-jacente, un grain de peau, une palette de couleurs similaires. On s’accorde sur une trame narrative relativement cohérente – écueil souvent fatal à la majorité des films à frissons, un développement (au sens propre comme au figuré) de dernière minute, une révélation singulière (ou pourquoi peut-on avoir mal à la nuque ?). Et cependant manque ce petit goût de reviens-y… Le dernier tiers de l’histoire parait de niveau inégal, le rythme devient plus lent. Sur un thème toujours propre à attiser la curiosité des Thaïs, l’intérêt pusillanime suscité par l’apparition des esprits dans l’univers des vivants (autour, un commerce lucratif : magazines, journaux, sites web traitant de cette fascination), les deux orchestrateurs surprennent mais ne vont pas jusqu’à nous faire tressaillir.
Mais ne nous arrêtons pas à nos seuls sens – cinq ou six pour les plus privilégiés, cédons à la vague « intellectualisante ». Dans le cadre d’une analyse psychologique conforme, on notera une peinture réaliste des comportements de la jeunesse actuelle dans laquelle ressortent ces quelques notions : la conformité aux groupes, le plaisir sadique de prendre pour souffre-douleur les plus marginaux d’entre nous. Et la théorie fascinante que le photographe est un dévoreur d’âme – que l’appareil peut capter l’invisible ou l’indicible, souvent même ce qui ne doit pas être vu – à son tour, pourchassé, traqué, habité, nous a déjà tenus en haleine (Blow up dans un autre genre). Au cœur de ce cinéma d’exploitation, Shutter sans être le meilleur distance ses concurrents.
Shutter de Banjong Pisanthanakun et Wongpoom Parkpoom (Thaïlande)
Sortie DVD zone 2 le 14 septembre 2006 | REGULART Films
… Pour nourrir les ombres du passé
Riem (Nanthana Ngaokrachan) et Khwan (Sorapong Chatri)
« Dans les rivières, il y a des poissons, dans les rizières, du riz. [...] Le visage des gens s’illumine d’un éclat» [2]. Un village, des maisons thaïs sur pilotis au toit de chaume. Khwan et Riem vivent dans ce hameau, ce sont les enfants de familles ennemies. Un vieux conflit d’amour et d’orgueil blessé envenime les relations de leurs parents respectifs. Cicatrice jamais effacée. Pourtant ils vont tomber amoureux, s’éloigner, se perdre, pour évidemment finir par se rejoindre.
Quoi de plus convenu que la romance fatale de ces Roméo et Juliette transposés (la légende thaïe va également jusqu’à parler de leur réelle existence…) ? Or le travail effectué est surprenant de bien des manières. Les thèmes traités demeurent actuels : l’existence citadine fait gagner en apparente sophistication, en occidentalisation mais oublier ses racines c’est s’exposer à une implacable aliénation. Partir pour s’enrichir et améliorer sa condition peut devenir le pire des mirages.
En somme on est face à un combat inégal : le devoir de mémoire, d’authenticité contre une modernisation sans cesse accélérée, et l’oubli. Si ces revendications peuvent sembler passéistes de prime abord, elles gardent tout leur sens aujourd’hui dans un contexte de mondialisation et d’uniformisation avancées. Une production thaïe figurait récemment encore cette réalité dans la cité des divinités ou celle des chiens [3].
Et puis il y a cette touche bollywoodienne, un mélange de chants et de lyrisme accompagne un métrage comportant malgré tout des longueurs. Nullement dupe du charme sirupeux qui s’en dégage, on compose avec, car nous y discernons ainsi l’estampille Cherd Songsri [4]. Tout ne plait pas néanmoins il se démarque par son procédé stylistique. Toujours sous le charme, voire le charisme, on se rappellera que la force du film réside largement dans l’interprétation de Sorapong Chatri, acteur emblématique des années 1970-1980.
A sa sortie, pour promouvoir cette composition, une simple devise « Montrons au monde ce qu’est l’identité thaïe » correspond au personnage. Mais derrière le soupçon de provocation nationaliste, se profile un véritable conteur, d’une rare sagacité pour révéler (mettre à nu ?) l’âme de son pays. La Cicatrice, dans la mouvance d’un cinéma d’auteur comme Fils du Nord-Est [5] – aussi en programmation – ou le Chant du Chao Phraya de M. C. Chatri Chalerm Yukol [6], choisit de dire avec simplicité, comment ne pas se montrer oublieux de ses origines.
La Cicatrice de Cherd Songsri (Thaïlande)
[Avant d'être un film, La cicatrice est un roman (1936) de Maï Muengdeum, nom de plume parmi d'autres de Kaan Puegboon Na Ayuthaya. L'histoire à succès a connu plus d'une adaptation - cinéma et série télévisée. De même on lui doit Bang Rajan et Khun Suk - plusieurs versions adaptées.]
Sortie officielle le 24 décembre 1974 au cinéma Indra (Bangkok)
• NOTES •
[1] Cycle projeté dans le cadre du festival culturel Tout à fait thaï, automne 2006.
[2] Paroles transmises par S. M. le Roi Ramkamheng.
[3] Citizen Dog de Wisit Sasanatieng.
[4] Avant sa carrière dans le cinéma, Cherd Songsri fut « faiseur » de marionnettes pour le théâtre d’ombres, enseigna, écrivit des articles pour journaux ou magazines. La Cicatrice a été primé au festival des Trois Continents en 1981. Il vient de décéder le 20 mai dernier.
[5] Tiré du roman célèbre Luk I-san (littéralement fils du Nord-Est) de Kampoung Bounthavee.
[6] Connu sous des titres divers : Nong Mia, Sister in law ou Song for Chao Phraya ; M. C. : Mom Chao c’est-à-dire Prince.
• REMERCIEMENTS | Mai Meksawan | Bangkok International Film Festival •
•
Dans la même lignée :