Si les yeux de l’auditeur pouvaient contempler le corps de la chanteuse dont il est ici question,
sans doute découvriraient-ils ses petits souliers noirs aux bouts arrondis, sa silhouette printanière
et son regard perdu dans la Nouvelle Vague du Paris des fifties. C’est un fait, Carly Blackman
chante de tout son corps, avec l’innocence de celles qui se rêvent ailleurs d’un air distrait. Sans
souci des époques.
The Glove Thief, son premier album, fredonne une seule et même mélodie. Celle d’une jeune
Irlandaise éprise de romantisme et de vieux films français, trop tôt égarée dans des considérations
existentielles. Alors, of course, la culture française avait déjà envahi ses premières années, de
Debussy, découvert à l’âge de 5 ans sur le piano de son père, à « Belle de Jour », qui vient
hanter ses nuits.
A l’adolescence, immobilisée durant trois mois par un pied foulé, elle engloutit l’intégralité du
songbook des Beatles en moins de temps qu’il n’en faut pour guérir, et se découvre une passion
pour les arrangements de Nick Drake et The Zombies. Walkman vissé sur les oreilles, elle traverse
la Manche et devient la correspondante anglaise qui ne veut plus repartir ; elle restera un an dans
son pensionnat lyonnais.
Dès lors, la vie de Carly prend les airs d’un Magical Mystery Tour entre l’Irlande et la France,
l’origine et le fantasme. Installée à Paris par intermittence, Carly s’essaie aux Telegram overseas,
comme Jane. De brillantes études de théâtre à la Sorbonne (sans y être inscrite), l’apprentissage du
chant jazz, des cours de guitare troqués contre quelques leçons d’anglais : la jeune femme accorde
sereinement sa partition entre premiers concerts rive droite et coups de foudre pour Maupassant et
Simone de Beauvoir. Elle aime Françoise mais s’enhardit, apprécie les cordes dépouillées mais rêve
de grands orchestres. Elle reprend le ferry boat. Sens inverse.
C’est finalement en Irlande que l’histoire s’écrit, « sur un micro d’occasion ». Carly retrouve la trace
du compositeur de la bande originale de « La Science des rêves » (Jean-Michel Bernard), s’adjoint
les services de musiciens rencontrés à Paris, tous grands fans des Beach Boys et de Bowie, et s’exile
à la campagne pour mettre au propre ses idées sales. Le résultat, c’est un album enregistré live et
produit par Steve Shannon. Il suffira d’un signe - deux pages dans le Sunday Times avant même
d’avoir signé le moindre contrat - pour que Carly délie les langues et remplisse les salles.
La Classical Radio Station lui propose bientôt de diffuser son album sur les ondes nationales, accompagnée pour l’occasion d’un quartet à cordes. Fort logiquement, The Glove Thief est un succès, le nom de Carly s’imprime dans les journaux, Damien Rice veut en faire son effigie… Mais Carly Sings fait rimer l’amour sans trop se soucier des ponctuations. Je vous laisse deviner vers quelle destination la jeune artiste s’embarqua au début de l’hiver dernier...
De retour à Paris, elle délivre aujourd’hui une poignée de singles aux arrangements vintage, spontanés et sinueux (« God and The Girl », « Apple Tree »). La voix fragile et cristalline de Carly swingue en douceur (Chet Baker sings), servie par de subtiles nappes de synthé (« Eyes Closed », « Mirror », « Mushroom in my Hard-drive ») qui effleurent la modernité du bout des touches.
Des histoires de toi et moi mon amour sifflent sur « The Only Human Left »… The Glove Thief reste pop dans l’écrin, sans jamais tomber prisonnier des clichés. De la même façon qu’on n’oublie jamais vraiment ses premières amours, le premier album de Carly Sings reste une ode sucrée au romantisme à la française. Une belle découverte d’une fraîcheur inattendue, à l‘ombre d’un Summer of Love intemporel.