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Sur le fronton du Monde figure cette plaque d’architecte, garante de respectabilité : « fondé en 1944 ». C’est en effet sa respectabilité qui fait du Monde un quotidien à part, bien français, convenablement germanopratin, attaché à cette société de cour propre à l’héritage catholique et napoléonien, renforcé par le présidentialisme de la Ve République (et poussé à son paroxysme par le quinquennat voulu par les Jospin-Chirac). Hubert Beuve-Méry, son fondateur, était éminemment respectable aux yeux de la Résistance ; André Fontaine, expert en politique étrangère est-ouest était tout à fait respectable, presqu’une émanation du Quai d’Orsay ; Jean-Marie Colombani, tout en rondeur, voix de gorge et adorant s’écouter parler, était respectable ancienne manière, fort attaché à son statut social et à ses réseaux.
Mes grand-pères lisaient l’un l’Aurore, l’autre Le Parisien, et mon père lisait Le Monde, journal moderne pour sa génération. J’ai tâté des trois et je suis resté éveillé au Monde, tombé dedans étant petit. Le journal des années 60 et 70 était déroutant, bien trop littéraire avec des articles interminables, des enquêtes s’étalant parfois jusqu’à cinq ou six jours, numérotés de I à V en Une. Sa mise en page respectait si fort la publicité envahissante que, lorsque vous découpiez un article, il ressemblait plus à un pliage d’école maternelle qu’à un élément de dossier. Son papier jaunâtre et spongieux vieillissait mal et, le jour même, vous laissait les doigts plein d’encre. Ce n’était pas grave, à l’époque la France était sale, il n’y avait pas de salle de bain dans la moitié des foyers et la vogue routarde ne se préoccupait guère des mains. Caractères minuscules, aucune illustration, pas d’article de fond sans quatre colonnes sur trois quart de page au moins – le journal était à l’image austère, disciplinée et sérieuse des nouveaux diplômés de l’université alors en plein essor.
D’où son positionnement pour classes moyennes intellectuelles, souvent parisiennes et dans la fonction publique. Neutraliste entre les blocs, anti-culte de la personnalité (contre de Gaulle, Giscard, Mitterrand), plutôt catho social ou social-réformiste, ratissant deux français sur trois, il a cédé aux pressions de la mode selon les époques : gaulliste avec l’indépendance de l’Algérie et pour la politique intérieure (jusqu’à ce que « La France s’ennuie », célèbre billet de Beuve-Méry début 1968), contre Giscard à cause des « diamants » et de ce dédain très catho mondain et fonction publique pour « l’argent », pro-Mitterrand en 1980 avant d’être violemment contre à la fin des années 80, pour Balladur contre Chirac, plutôt légitimiste aujourd’hui (faute de PS audible), probablement attiré vers un Bayrou qui représente son courant de pensée…
Je n’ai pas aimé certain conformisme démagogue : Jean Lacouture, envoyé spécial à Phnom Penh dans les années Giscard, vantant ces austères écolos potes à Pol Pot qui poussaient gentiment hors des villes les Cambodgiens pour refaire un monde rural et idyllique selon les canons catho-gauchistes à la mode de Saint-Germain des Prés. Alors que les Khmers rouges ont été les pires nazis depuis la Seconde guerre mondiale. Je n’ai pas aimé cette panique à Noël 1979, où les spécialistes du Monde annonçaient la guerre mondiale imminente parce que les Soviétiques venaient de prendre le contrôle du pouvoir en Afghanistan. Alors qu’il ne s’est rien passé parce qu’il ne devait rien se passer de tel, compte-tenu des forces stratégiques en présence et des intérêts américains peu concernés. Je n’ai pas aimé la paranoïa Plenel, attaché à dénoncer la cour autour de Tonton, traquant les complots avec une hargne bien peu objective. Alors qu’il s’agissait d’une guerre personnelle pour d’obscures raisons de mise sur écoute (voir Péan et Cohen, La face cachée du Monde).
J’ai aimé en revanche nombre d’enquêtes, devenues hélas bien rare ces dernières années : sur la société soviétique sous Brejnev, sur la société russe après 1991, sur les États-Unis à chaque présidentielle. J’ai aimé cette longue quête inouïe de Jean-Claude Guillebaud, cette carte blanche pour un voyage vers l’Asie qui donnait chaque jour une vision immédiate de l’ailleurs, bien loin des clichés d’ici. C’était si intéressant que la série est devenue un livre. J’ai aimé les billets d’humour, tombés en désuétude ; les dessins de Konk, au trait sec mais gentil, contrairement au souvent vachard Plantu.
Aujourd’hui ? Bof, je ne me « nourris » plus du Monde comme l’un de mes patrons des années 80. Il fut un temps où je pouvais passer une heure et demi à le lire en entier ; aujourd’hui, cela me prend un quart d’heure, à peine : les 5 ou 6 premières pages sont des délayages de dépêches qu’il est plus court d’entendre à la radio ; les pages « opinion » sont trop souvent des bannières intello-politiques pour dénoncer et se faire mousser, dans le style ringard des années 70 ; les pages culturelles s’extasient trop souvent devant le plus abstrait et le plus exotique, sans offrir de vraies critiques de ce qui est classique ou proche.
Il y a eu pour moi la grande découverte de l’ancien Monde, puis l’exploration attentive du nouveau Monde ; à l’actuelle équipe de nous prouver qu’un autre Monde est possible…