« Les batteries s’endorment, le major Parker répond à des questionnaires de la brigade ; les ordonnances apportent le rhum, le sucre et l’eau bouillante ; le colonel met le gramophone à la vitesse 61 et le docteur O’Grady parle de la révolution Russe.
- Il est sans exemple, dit-il, qu’une révolution ait laissé au pouvoir après elle les hommes qui l’avaient faite. On trouve cependant encore des révolutionnaires : cela prouve combien l’histoire est mal enseignée.
- Parker, dit le colonel, faites passer le porto.
- L’ambition, dit Aurelle, n’est tout de même pas le seul mobile qui fasse agir les hommes ; on peut être révolutionnaire par haine du tyran, par jalousie et même par amour de l’humanité.
Le major Parker abandonna ses papiers.
- J’ai beaucoup d’admiration pour la France, Aurelle, surtout depuis cette guerre, mais une chose me choque dans votre pays, si vous me permettez de vous parler sincèrement, c’est votre jalousie égalitaire. Quand je lis l’histoire de votre révolution, je regrette de n’avoir pas été là pour boxer Robespierre et cet horrible fellow Hébert. Et vos sans-culottes…Well, cela me donne envie de m’habiller de satin pourpre brodé d’or et d’aller me promener sur la place de la Concorde.
Le docteur reprit :
- L’amour de l’humanité est un état pathologique d’origine sexuelle qui se produit fréquemment à l’époque de la puberté chez les intellectuels timides : le phosphore en excès dans l’organisme doit s’éliminer d’une façon quelconque. Quant à la haine du tyran, c’est un sentiment plus humain et qui a beau jeu en temps de guerre, alors que la force et la foule coïncident. Il faut que les empereurs soient fous furieux quand ils se décident à déclarer ces guerres qui substituent le peuple armé à leurs gardes prétoriennes. Cette sottise faite, le despotisme produit nécessairement la révolution jusqu’à ce que le terrorisme amène la réaction.
- Vous nous condamnez donc, docteur, à osciller sans cesse de l’émeute au coup d’état ?
-Non, dit le docteur, car le peuple anglais, qui avait déjà donné au monde le fromage de Stilton et des fauteuils confortables, a inventé pour notre salut à tous, la soupape parlementaire. Des champions élus font désormais pour nous émeutes et coups d’état en chambre, ce qui laisse au reste de la nation le loisir de jouer au cricket. La presse complète le système en nous permettant de jouir de ces tumultes par procuration. Tout cela fait partie du confort moderne et dans cent ans, tout homme blanc, jaune, rouge ou noir refusera d’habiter un appartement sans eau courante et un pays sans parlement. »
Les silences du colonel Bramble, André Maurois, 1917.