La Cour européenne des droits de l’homme en formation de Grande Chambre a tenu le 6 mai dernier une audience publique dans l’affaire Medvedyev c. France. Rappelons que ce contentieux porte sur les conditions dans lesquelles un bateau battant pavillon cambodgien fut arraisonné par un navire militaire français près du Cap-Vert. Après que fut confirmé le fait qu’il transportait de la drogue, les membres de l’équipage furent détenus à bord pendant treize jours par les militaires français le temps de ramener le navire à Brest où les premiers furent placés en garde à vue puis mis en examen pour trafic de stupéfiants.
Arraisonné en 2002 pour trafic de cocaïne, le cargo Winner rouille dans le port militaire de Brest
Une partie de ces marins - de diverses nationalités - avaient introduit une requête devant la Cour pour violation de l’article 5 (droit à la liberté et à la sureté) en ses paragraphes 1 (interdiction des privations de libertés hors des cas prévus par ce paragraphe et selon les voies légales) et 3 (« toute personne arrêtée ou détenue […] doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires »). Les juges strasbourgeois ont fait partiellement droit à cette requête en formation de chambre (Cour EDH, 5e Sect. 10 juillet 2008, Medvedyev c. France, req. n° 3394/03) en condamnant la France pour violation de l’article 5 § 1 mais en rejetant celle de l’article 5 § 3.
Or, au-delà même des seuls enjeux de l’espèce, cette affaire a pris une dimension très importante dès lors que la formation de chambre avait affirmé à cette occasion « que le procureur de la République n’est pas une “autorité judiciaire” au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion : comme le soulignent les requérants, il lui manque en particulier l’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié » (§ 61). En effet, cette assertion, bien que surabondante au raisonnement de la Cour, menace profondément la procédure pénale française actuellement en vigueur où le Procureur joue un rôle important ne serait-ce qu’en ce qui concerne la privation de liberté (voir ainsi l’article 77.2 du Code de procédure pénale par lequel le Procureur peut décider de prolonger de 24 h la décision initiale de placement en garde à vue). La suppression du juge d’instruction envisagée récemment et qui - en l’état actuel du projet - accorderait une place plus conséquente encore au Procureur dans les enquêtes judiciaires, sans accroître corrélativement son indépendance vis-à-vis de l’exécutif, semble également hypothéquée par cette position européenne.
Présentation de l’affaire Medvedyev c. France qui a fait la Une du Monde le 8 mai par Nicolas HERVIEU
Dans ces circonstances, il n’est donc guère surprenant que le gouvernement français ait sollicité avec succès un renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre (Art. 43), demande doublée d’ailleurs par celle des requérants qui contestent, eux, le rejet de leurs prétentions au sujet de l’article 5 § 3. A cette occasion, la Cour a désiré organiser une audience publique afin d’obtenir des parties quelques éléments et informations complémentaires aux mémoires écrits déposés par ces dernières. Notons au passage que cette audience est présidée par Nicolas Bratza, un des vice-présidents de la Cour, et non par Jean-Paul Costa, Président de la Cour, qui est dans cette affaire le juge élu par l’Etat défendeur et est donc à ce titre membre de droit de la formation de jugement (Art. 27.2).
Lors de cette audience filmée, le conseil des requérant, Me Spinosi, a évidemment cherché à exploiter la voie ouverte par l’arrêt de Chambre au sujet du statut du Procureur de la République. A cet égard, en s’appuyant sur les exigences antérieures de la Cour sur le terrain de l’art. 5 § 3 au sujet de la notion « d’autorité judiciaire » (Cour EDH, Ch. 4 décembre 1979, Schiesser c. Suisse, Req. n° 7710/76 ; Cour EDH, Pl. 23 octobre 1990, Huber c. Suisse, req. n° 12794/87), il a pu aisément faire appel à de nombreux exemples récents et fortement médiatisés pour étayer la thèse de l’absence d’indépendance du parquet vis-à-vis de l’exécutif. En effet, en sus des éléments textuels (notamment l’article 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 : « Les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l’autorité du garde des sceaux, ministre de la justice. A l’audience, leur parole est libre »), les cas de mutations ainsi que de convocation de procureurs par la Garde de Sceaux dans des conditions quelque peu brutales tendent à révéler la dépendance du parquet. Les déclarations de la Ministre de la Justice au sujet de son autorité sur les membres du parquet vont d’ailleurs en ce sens (v. 18e min et s.). Sur ce sujet, le conseil des requérant exhorte donc la Grande Chambre à ne pas « élude[r] la question que cette affaire vous pose et qui permettra de trancher clairement […] la question du statut du parquet français. Le droit comme la réalité démontre sa dépendance. Le reste est illusion, faux semblant et arguties juridiques » (v. 31e min et s).
Sans surprise, le Gouvernement français s’est inscrit dans une stratégie diamétralement opposée. Par la voix de la directrice des affaires juridiques au Ministères des Affaires Etrangères, Mme Belliard, la France a préféré éviter en audience publique le débat sur le statut du parquet. Elle a ainsi renvoyé aux observations écrites du gouvernement (v. 58e min et s.), tout en fustigeant néanmoins la « présentation volontairement caricaturale faîte par le conseil des requérants » à ce sujet (v. 1h23). Il est à noter que le gouvernement français a choisi de mettre en exergue, en guise d’axe argumentatif principal, la nécessité de lutter contre le trafic international de stupéfiant (v. notamment 54e min et s.) et de lier cet objectif à celui de la lutte contre la piraterie qui est d’une actualité plus récente encore (v. 1h24 et s.). Par un raccourci sans doute un peu rapide, il est ainsi affirmé que « la Convention européenne des droits de l’home ne peut servir à transformer la mer en havre de sécurité pour les trafiquants de drogue et à ruiner l’ordre juridique constitué au fil des siècles par la communauté internationale » (v. 54e min). Néanmoins, cette stratégie d’exclusion du débat sur le statut du parquet ne fait pas illusion sur le fait que la partie française prend très au sérieux la menace planant sur le système pénal actuel. En témoignent, à cet égard, la présence dans l’assistance de plusieurs membres de la Cour de cassation française ainsi que celle du Procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin, au côté de l’agent du Gouvernement.
Par ailleurs, et au-delà des autres points du contentieux partiellement évoqués lors de l’audience publique, un élément nouveau intervenu postérieurement à l’arrêt de chambre est à noter. La France a obtenu du Cambodge qu’il confirme le 9 septembre 2008 par une nouvelle note verbale celle du 7 mai 2002 par laquelle le second aurait autorisé la première à arraisonner un navire arborant le drapeau cambodgien. Cette initiative française vise à pallier l’insuffisance de bases légales à la privation de liberté, élément qui avait conduit au constat de violation de l’article 5 § 1. En effet, la Chambre avait admis que cette première note pouvait potentiellement tenir lieu de base légale (en la couplant avec l’article 108 de la Convention des Nation Unies sur le droit de la mer dite de « Montego Bay » du 15 décembre 1982 qui prévoit la coopération interétatique pour lutter contre les trafics de stupéfiants sur mer), mais avait jugé qu’en l’espèce la note se limitait à l’autorisation d’arraisonnement et ne suffisait pas pour ce qui est des privations de libertés subséquentes (§ 58).
A l’issue de l’audience publique, la Grande Chambre a placé cette affaire en délibéré et rendra certainement son arrêt en fin d’année ou début de l’année prochaine. Naturellement, il serait plus que périlleux d’émettre une prédiction quant au sens de ce futur arrêt. Tout au plus peut-on souligner que la Cour dispose d’un éventail assez large de solutions. Elle peut en effet confirmer le dispositif de l’arrêt de chambre et donc maintenir la condamnation pour violation de l’article 5 § 1 sans avoir nécessairement à maintenir cette affirmation explosive relative au statut des procureurs. La première décision avait d’ailleurs mentionné cet élément de façon quasi-incidente sous la forme d’une sorte d’obiter dictum surabondant à la solution d’espèce. Gageons cependant que la Cour refusera cette échappatoire par trop timorée et saisira l’occasion de trancher l’épineuse et récurrente question de l’indépendance du parquet vis-à-vis de l’exécutif en France. Il serait d’ailleurs surprenant que la France soit épargnée par la tendance progressive de la Cour à accroître ses exigences au sujet de l’indépendance des autorités décidant des privations de libertés et menant une enquête pénale. En tout état de cause et en attendant la décision de la formation solennelle, nombreux sont ceux qui retiennent leur souffle dans l’espoir ou la crainte que se confirme la tempête strasbourgeoise qui bouleverserait en profondeur le système pénal français.
- Communiqué du greffier de la Cour : audience de Grande Chambre - Medvedyev c. France, req. n° 3394/03 ici
- Retransmission vidéo de l’audience publique ici
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Sur Cour EDH, 5e Sect. 10 juillet 2008, Medvedyev c. France, req. n° 3394/03 v. Lettre d’actualités droits-liberté du 2 septembre 2008 (qu’on peut trouver ici )
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- Denis Salas « Il manque une part d’autonomie au parquet français » , Le Monde, le 07 Mai 2009 Propos recueillis Alain Salles
- Les procureurs français sont-ils vraiment des magistrats ?, Le Monde par yahoo, 7 mai ou là.