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Un truc de fou. 1968, un après l’été de l’amour, San Francisco, Babel insondable du nouveau rock, n’en finit pas de s’encanailler dans de chaudes vibrations musicales. Les guitares louvoient vers d’autres Orients, les orgues sonnent comme des oratorios pop à Tanger, quelques sitars se glissent subrepticement dans cette grande partouze sonique. En 68, Frisco EST psychédélique ! Sauf pour quelques rockers forcément irréductibles et qui ont décidé d’en rester aux fondamentaux. Il y a bien sûr Creedence Clearwater Revival qui se paiera même le luxe de se voir auto proclamé en 1970 formation la plus populaire, là, juste devant les Beatles, comme pour montrer qu’un bon vieux rock vaut mieux qu’une jam acide dans le cœur des fans. Mais derrière ces monuments du rock à chemise bûcheron, on trouve les Flamin’ Groovies. Voilà bien un nom qui aurait pu annoncer ce grand chamboulement de tous les sens porté par toutes les espèces de drogues ondoyantes, consommées à l’époque. Et non. Ces mecs-là ont la prétention de réhabiliter le rock 50s. Putain, on ose à peine y croire, le rock des Buddy Holly, Chuck Berry et autres Little Richard, cette musique qui fit vaciller l’Amérique consumériste parce que ses propres filles, blanches, eurent le toupet de vouloir fricoter avec des musiciens noirs : à l’heure d’Obama, tout cela fait doucement rire. Mais revenons à nos hurluberlus rock. Cyril Jordan, Ron Greco et Roy A. Loney enregistrent leur premier opus Sneakers, puis changent de label, signent sur Epic et bouclent en 1969 Supernazz. Choix judicieux, ils intègrent l’écurie Kama Sutra en 70, le label des Lovin’ Spoonful avec qui ils partagent ce goût immodéré pour l’apostrophe placée après le « n » autant qu’un rock dépenaillé. Flamingo paraît dans la foulée et témoigne déjà d’une belle maturité : ils ont trouvé leur son. Décembre 1971, ils balancent leur chef-d’œuvre ultime, synthèse de tous leurs efforts précédents : Teenage Head. Putain 1971, l’année de parution de Sticky Fingers des Stones auxquels les Flamin’ Groovies sont fort justement comparés, mais point d’ersatz à l’horizon, les Groovies sont ici à Frisco des papes d’un rock pur jus qui semble avoir emporté l’adhésion de tous les hippies de la Baie qui jettent alors leurs sitars pour s’adonner paisiblement à un blues très cool. Mais Cyril Jordan et sa bande n’ont qu’une seule idée en tête : faire danser les gambettes. Et ils ont 9 titres et 40 minutes pour vous convaincre. Cyril Jordan annonce la couleur dès la pochette : guitare translucide et boots furieusement talonnées. Quant à l’entame, elle fait dans la crédibilité à 100%. High Flyin’ Baby nous la joue sévère avec sa slide rouillée (plus authentique que cela tu meurs) et ses vocaux à la Captain Beefheart. City Lights marque un court répit, blues étiré, lent, paresseux avec son piano bastringue qui suinte le sud à plein pif. On imagine déjà le soleil s’allongeant langoureusement sur un Mississipi d’or et de feu. Have You Seen My Baby ? et son riff stonien en diable nous emportent dans un bal électrique qui aurait pu se jouer aussi dans les forges vociférantes de Detroit. Les Groovies portent cette violence heureuse, cette fureur généreuse qui sont les seules valeurs du rock’n’roll : peu de formations de l’époque peuvent se féliciter d'en avoir fait autant. Roulement mate de batterie, riff Richardsien et voix Jaggerienne par excellence, Yesterday’s Numbers ne démérite pas à vouloir se hisser au niveau de ses maîtres anglais et y parvient parce que la classe, parce que l’authenticité mecs… Parce qu’aussi la superbe production de Richard Robinson. Teenage Head au minimalisme rock, 32-20, blues de bar minable se muant en hymne formidable et Evil Hearted Ada, putain, ce morceau sonne comme un vieux Elvis, ces freaks de Frisco sont des bons, de sacrés fils de pute de rockeurs inspirés, ils ont ce feeling américain, et bien plus que les Stones qui n’étaient que des petits connards bourgeois. Et pourtant, nos lascars surent mieux que quiconque ce que les mots anonymat et ingratitude signifiaient. Oublions cette épouvantable méprise, les Flamin’ Groovies puent le rock dans ce qu’il a de plus viscéral, de plus profondément noir et c’est bon, beau, grand et fort. Doctor Boogie poursuit sur la même veine, voix canaille, harmonica vicieux et rythmique (les claquements de mains) viciée. Ouah ! L’album s’achève et nous aussi, sur cette putain de ballade magnifiquement jouée, chantée, produite, enfin tout ce que vous voulez, Whiskey Woman, une merveilleuse chanson, les arpèges des premières secondes touchent au sublime, les chœurs sont intenses même si la prise de son en arrière leurs confèrent une aura quasi fantomatique. On voudrait plonger son désespoir, ses rêves défaits, ses états d’âmes profonds dans ce whisky-là, un 28 ans d’âge qui remue encore dans le ventre les émotions les plus fondamentales, de celles qui vous font un homme. Quelle chanson peut se prévaloir d’une telle force ? Il y en a beaucoup certes et je m’emporte mais c’est cela le rock : on le prend comme une balle en pleine poire, on l’écoute cul sec, et après, oui après, tout va mieux.