"J’aimerais par ce billet vous faire partager quelques anecdotes que j’ai eues à vivre en tant qu’africain vivant en Europe." Ardo Jeeri
Lors d’un cours d’anglais à l’université, notre professeur en littérature et civilisation américaine me demande de faire un exposé sur les conditions de vie des minorités visibles aux Etats-Unis. Fraichement débarqué de Dakar et n’étant profondément pas conscient de la sensibilité de la question ethnique en France, laquelle question -- je m’en aperçois aujourd’hui -- est en train de prendre une place prépondérante dans les débats politiques et surtout depuis la montée de Sarkozy, d’abord en tant que ministre de l’intérieur et ensuite en tant que président, je me suis emparé donc du sujet avec passion et cherche à relativiser les thèses développées dans le roman de l’écrivain afro-américain Ralph Ellison intitulé ‘Invisible Man’. Dans ce roman publié dans les années 50, l’auteur cherche à nous dire grosso modo qu’être Noir dans les années 50 aux Etats-Unis revenait à être invisible : c'est-à-dire que le Noir était, au regard de la société blanche de cette époque, tellement insignifiant qu’il devint quasi invisible. Et donc, je me suis employé à travers mon exposé à démontrer la véracité historique de la thèse de l’auteur tout en ayant le soin de bien préciser que les choses ont beaucoup changé entre temps et que le racisme et son pendant, la discrimination, ne sont plus que l’œuvre d’une petite frange de la population inculte et nostalgique du Ku Klux Klan.
Cependant, tout au long de mon exposé, j’ai employé les expressions ‘African Americans’ pour désigner les Noirs, ‘Native Americans’ pour désigner les Indiens et ‘European Americans’ pour désigner les Blancs. Mais, à ma grande surprise, notre professeur qui est homme passionné de culture et qui n’est pas du tout raciste – je vous l’assure -- n’a pas voulu de la dernière expression. Car selon lui, l’expression ‘European Americans’ ne veut rien dire et que le terme le plus approprié pour désigner les Blancs est ‘The Whites’, étant entendu qu’il est inutile de préciser que les Blancs sont tous originaires d’Europe et que l’usage en a fait la règle et qu’en tant qu’étudiant, j’ai aucune légitimité de «forger » de nouvelles expressions et ceci, uniquement pour des raisons linguistiques. Donc, si je comprends bien le raisonnement de mon professeur, l’usage ne considère pas utile de rappeler aux Blancs américains leur origine européenne mais par contre, ce même usage trouve utile de rappeler aux Noirs américains leur origine africaine même s’ils sont citoyens américains depuis plusieurs générations. Drôle d’usage !!!
Quelques années plus tard, j’ai eu à affronter un autre cas similaire. Je suis en plein cours de communication et notre professeur nous donne des conseils pour la rédaction du CV et de la lettre de motivation quand soudain, une camarade aborde l’épineuse et sensible question des photos sur les CV. Notre professeur nous répond qu’il est contre les photos sur les CV car, selon lui, les photos risquent de desservir les ‘personnes de couleur’. A mon tour, je demande au professeur de m’expliquer ce qu’il entend par ‘personnes de couleur’. Et tout embarrassé, il m’explique que cette expression renvoie à la base à toute personne qui n’est pas blanche mais que l’usage en a fini par la confiner aux Noirs et que c’est le terme le plus politiquement correct pour désigner les Noirs en France, étant entendu que le terme noir a une connotation négative dans certaines expressions. Alors, je demande à notre professeur s’il ne trouve pas ridicule de qualifier une personne noire comme moi ayant des cheveux noirs et des yeux noirs de ‘personne de couleur’ alors qu’autour de moi, il y’a des personnes blanches ayant des cheveux noirs et des yeux bleus ? Il me répond que c’est tout à fait ridicule mais que l’usage en a fait la règle. Donc si je comprends bien, soit le blanc n’est plus une couleur, soit le blanc est la couleur de référence vers laquelle toutes les autres couleurs doivent tendre.
Après réflexion sur ces deux cas, j’en ai conclu qu’à côté du racisme décomplexé et violent de certains leaders d’opinion, il existe un autre racisme beaucoup plus sournois, véhiculé à travers certaines expressions aussi innocentes que ridicules et dont les auteurs ne s’en rendent même pas compte.
Ardo Jeeri