Fabien VehlmannKerascoët
Editions Dupuis
Bande dessinée 92 pages couleurs
Paru en Mars 2009
Jolies ténèbres est une bande dessinée énigmatique qui brouille les frontières: du Voyage de Gulliver à une sorte d'Alice au pays des non-merveilles, cette bande dessinée est sans conteste une oeuvre à part dans la production BD du moment. Kerascoët, le dessinateur et Fabien Vehlmann le scénariste nous "enchantent" par un conte qui est loin d'en être un si ce n'est terriblement cruel et terrifiant. D'emblée, ce qui m'a plu dans cette BD est la couverture, très belle, d'un bleu assez aguicheur avec une petite miniature qui laisse présager une BD jeunesse. Mais si on y regarde de plus près, c'est le gros plan d'une tête qui semble appartenir à une petite fille endormie qui retient toute l'attention. Le tout conjugué laisse présager une BD intéressante, où le scénario paraît original. Je ne m'étais pas trompée. Une fois ouverte, cette bande dessinée est comment dire un chef d'oeuvre. Et pourtant, à sa lecture, le lecteur est noué, gêné, éprouvé par un scénario d'allure morbide mais dont toute la teneur réside en des dessins magnifiques, lumineux, très colorés qui découvrent un univers champêtre, au coeur d'une forêt. Les paysages sont dessinés avec une grande beauté créant un contraste puissant avec l'histoire qui est d'un sombre presque machiavélique.
C'est l'heure du goûter, Aurore a tout préparé. Hector la trouve très belle. Ils échangent de doux compliments. Cela respire la joie et le sourire lorsque le plafond se met à dégouliner. En fait Aurore a élu domicile dans le corps d'une fillette laissé en pleine nature. Tout un monde en miniature fuit le cadavre. La survie s'impose, et tous les petits amis vont s'y mettre pour construire une communauté. Aurore est la première à aider; alors que progressivement on s'aperçoit que l'amitié n'est pas née de la mort. Loin de là. Chacun est mesquin, hypocrite, méchant, comploteur, cruel, aux pensées malsaines et horrifiantes. Aurore symbolise l'innocence, la naïveté, la candeur; peut-être celles de la petite fille morte? Les petits êtres si mignons soient-ils nous montrent une facette obscure de l'âme humaine, celui du monde adulte et parfois de l'enfance même: des jeux apparemment innocents qui cachent une cruauté naissante, une imagination atroce. Cette bande dessinée soulève donc bien des questions, elle ne laisse en aucun cas indifférent. De doutes aux suppositions, impossible de lâcher "Jolies ténèbres" dont l'oxymore est de rigueur: entre cauchemar et rêve, entre innocence et violence, entre cruauté et naïveté, entre clarté et obscurité. Un scénario tout en contraste avec les illustrations. Un univers paradoxal, nullement glauque mais psychologiquement fascinant. Aurore, notre héroïne porte le même nom que la fillette morte dans les bois, une autre que l'on surnomme "la dégoûtante" refuse de quitter le corps de la fille... comme un refus de voir la mort en face. A noter également est cette froideur, ce recul noir des choses, une absence de sentiments qui prend le lecteur au dépourvu car tout dans cette BD suscite l'émotion ou du moins l'intérêt: certains la rejetteront avec fureur en pensant que l'histoire est trop dérangeante et dérangée, quelque chose qui gêne et qu'on refuse, alors que d'autres, comme moi reconnaîtrons là la marque et un style particulier, qui mérite qu'on s'y attarde. Un monde hostile, inhospitalier, atteint par une méchanceté profonde, à demi-voilée par des mièvreries et des sourires moqueurs qui n'ont rien d'une invitation amicale. Bien au contraire, je vous invite à lire "Jolies ténèbres", ce conte noir dépourvu de tendresse, parsemé d'une peur sans certitudes, où l'égoïsme et la vanité l'emportent sur l'imagination merveilleuse de l'enfance.Planches et illustrations Copyright Droits Réservés