Le héros... Figure emblématique de la culture classique grecque et mésopotamienne, le héros est aujourd'hui encore l'axe de toutes les communications, le point de focalisation de toutes les attentions, la colonne vertébrale des médias, le pilier idéologique de la mythologie contemporaine. Ce culte du héros est incarné, en ce moment même, par les coups de projecteurs sur une figure lointaine, sans intérêt pour nos problématiques internes et surtout sans influence directe sur nos existences. L'objet de cette attention particulière sur toutes les chaînes, sur toutes les fréquences et dans toutes les colonnes, c'est l'élection présidentielle américaine. Et comme tout spectacle, elle a eu lieu mercredi, jour des sorties cinéma.
En vedette, l'inattendu et déjà élevé sur l'autel des héros planétaires, Barack Obama, nouveau président des Etats-unis d'Amérique. Que ne sait-on pas de ce héros ? Des détails de son parcours ? De sa jeunesse ? De sa famille ? De ses ambitions et de ses espoirs ? Où que l'on pose les yeux ou que l'on dresse l'oreille, Obama est partout, omniprésent. Son éclat, son charisme, son image, ses mots et ses saluts à la foule monopolisent les écrans, les unes, les ondes, rendant tout autre message inaudible, secondaire, décevant.
Avec l'apothéose de cette élection américaine, nous atteignons un sommet dans la démocratie du spectacle et de la sensation. L'ensemble des problèmes présents et immédiats qui se dressent sur la route des français disparaît derrière l'« événement » américain. Comme si de cette échéance électorale outre-atlantique dépendait l'avenir de la France et plus généralement du monde. Ce messianisme, caractéristique des Etats-unis, alimenté par les médias et l'industrie hollywoodienne, continue de faire vivre la mythologie du héros, du sauveur au cœur d'une tourmente mondiale. Demain, le héros prendra les commandes de la première et apparemment seule puissance mondiale pour mener les peuples vers un avenir meilleur.
Ce culte du héros éclipse l'incapacité de cette même puissance mondiale à résoudre ses problèmes internes (Katrina, subprimes, krach financier) comme les crises qu'elle a déclenchées à l'extérieur de ses frontières (Irak, Afghanistan, Soudan, Balkans). Ce culte du héros stigmatise les acteurs de l'ancienne administration comme anti-héros, portant seuls la culpabilité de l'état général du monde et des destructions physiques et morales qui ont découlés de leurs décisions. Les électeurs sont dédouanés de leur responsabilité personnelle, de leur choix et on peut se demander comment Georges W. Bush a pu être réélu pour un deuxième mandat en 2004. Mais oublions cela. Le monde acclame ce nouveau héros, symbole des aspirations contradictoires du peuple planétaire, noir et blanc, beau et intelligent, modeste et humain, seulement intéressé par le bien et le bonheur de tous les êtres.
La capacité romanesque, que les anglo-saxons libellent « story-telling », des américains et plus généralement des occidentaux est extraordinaire. Elle se surpasse et permet, d'un seul geste de la main du héros et de quelques mots empruntés à d'authentiques héros d'un autre âge, d'occulter le pillage auquel se livre l'actuelle administration Bush, les atrocités perpétrées en Afrique, la récession générale de l'économie mondiale, la faillite des états et la montée du totalitarisme sous des formes plus ou moins discrètes partout dans le monde. La voix chaude et le discours franc, Barack Obama est souvent comparé à John F. Kennedy, autre sauveur de l'humanité qui doit à sa tragique disparition l'essentiel de sa gloire. Mais faut-il le rappeler, JFK était un homme de discours brillants et d'actions décevantes : la baie des cochons, la crise des missiles, le renforcement de la CIA et des services d'espionnage... Finalement, il restera l'homme des voyages sur la Lune et de l'abolition de la ségrégation et pas celui de la Guerre froide et des scandales conjugaux. Souhaitons à Barack Obama ne pas reproduire la trajectoire de son infortuné prédécesseur.
Barack Obama n'est pas JFK, ni Martin Luther King, ni même le rêve de Martin Luther King. Du moins pas encore. Et ce ne sont pas les quatre prochaines années qui changeront radicalement la condition de la grande majorité des noirs américains aux Etats-unis, ni celle des minorités hispanophones souvent originaires de l'immigration clandestine, ou encore de la cohorte d'ouvriers et de paysans américains écrasés par le rouleau compresseur de la mondialisation, puis atomisés par les dérives de la bulle financière. Quatre ans, c'est à peine ce qu'il faudra pour calmer les feux qui font rage en Irak et en Afghanistan et revenir à une situation de cessation des combats. Une issue pacifique réaliste n'est envisageable que dans un éventuel deuxième mandat. Obama fait face à un monde dans une situation de crise sans précédent. Kennedy devait faire face à des scénarios certes terrifiants mais imaginaires. Aujourd'hui, les changements climatiques, l'épuisement des ressources, les inégalités mondiales, les conflits multiples et l'implosion de l'économie capitaliste sont des situations bien réelles auxquelles de simples discours ne suffiront pas.
Non, Obama n'est pas au bout de ses peines. Et bien qu'il était impensable de voir un noir monter sur le trône de la première puissance mondiale, l'événement n'est pas une révolution. Le ras-le-bol général, l'insatisfaction populaire et la colère ont toujours été de bons ferments pour les revirements politiques. George W. Bush en a lui aussi bénéficier à la fin de l'administration Clinton. D'autre part, la structure même du gouvernement américain et des états américains ne laisse qu'une très faible marge de manœuvre réelle au président des Etats-unis. Dans sa mission de réforme des institutions et de renaissance de l'Amérique comme l'éternelle super-puissance, Obama devra combattre les républicains, les médias, les marchands de canons et le monde de la finance qui tous résistent du mieux possible à la remise en question de leurs statuts, de leurs pouvoirs, de leur richesse. Comme Kennedy en son temps, et c'est là le point commun, Barack Obama n'est pas un enfant de la balle. Il fait partie de l'élite, des nantis et des princes de ce monde. Et ce ne sont pas ses courtes expériences auprès de couches défavorisées de la population noire américaine qui lui octroie un quelconque titre de prince des pauvres et des opprimés.
Les quatre prochaines années devront être consacrées à produire les premiers efforts d'une authentique révolution culturelle américaine. Et les quatre suivantes à chercher des successeurs pour continuer cette révolution et la mener à son terme à l'horizon des quatre ou cinq prochaines générations. C'est une épreuve de force qui se pense dans le temps et au delà des échéances électorales. C'est aussi une reconstruction d'un esprit pionnier qui a façonner l'Amérique mais qui a aboutit à la crise actuelle. C'est ce défi que doit relever Barack Obama.
Le bouddhisme enseigne le principe des Huit vents, ou les huit situations qui troublent la perception de la réalité. Au cours des prochaines semaines et des prochains mois, Obama fera face aux quatre vents de la fortune, des honneurs, des louanges et du plaisir, mais aussi à ceux de la misère, de la disgrâce, de la critique et de la souffrance. Ces huit situations, induites par le milieu de tout individu, reposent sur la méconnaissance que nous avons des mécanismes d'interactions entre l'individu et son environnement. Nous avons tous tendance à raisonner en termes d'espoirs et de déceptions de ces mêmes espoirs. Nos espoirs sont la manifestation consciente de nos désirs et les déceptions proviennent de la frustration que nous ressentons de voir que nos désirs ne se réalisent pas. Plus simplement, cette polarité espoirs-déceptions provient de notre incapacité à prendre en main notre vie et à en être responsables.
Si Obama ne parvient pas à s'extraire de la dualité qui emprisonne les masses : espoirs-déceptions, il continuera d'alimenter une machine infernale qui est la cause de toutes les catastrophes auxquelles nous sommes confrontés : violence, rapacité, bêtise humaine. Les discours électoraux sont porteurs d'espoirs, de rêves, de désirs. Leur concrétisation est souvent bien en de ça de l'imaginaire que nous y avons investit. Il faudra donc à Barack Obama, dès les premiers mois de son mandat, transformer ces espoirs en projets. Il pourra ainsi sortir de la polarité espoirs-déceptions pour entrer dans une nouvelle dynamique de projets-réalisations. Cette démarche réaliste, qui demande une grande participation populaire et une adhésion volontaire et responsable est ce que le Mahatma Gandhi avait réussit à établir en Inde au siècle dernier. C'est aussi ce que Martin Luther King avait initié dans les traces du Mahatma. C'est là que réside la clé de la réussite du nouveau président des Etats-unis.
Pour l'heure l'élection américaine occupe le devant de la scène. Le héros brille dans la foule. L'ennemi de ce nouveau héros n'est pas l'opposition, ni les difficultés qu'il va affronter. Son ennemi est ce que le cinéaste américain John Ford évoque au travers de l'un de ses personnages dans L'Homme qui tua Liberty Valence en déclarant : « Quand le mythe dépasse la réalité, on publie le mythe. »