Après avoir sollicité votre attention, le mardi 28 avril, voire votre sens de la réflexion pour tenter de résoudre la question des apparentes contradictions afin de déterminer
l'ordre des étapes préparatoires du sol - d'abord la houe ? d'abord l'araire ? ou le semeur avant tout ? -, après avoir laissé sous-entendre, à la suite de vos commentaires que, en
définitive, tout cela dépendait de la façon dont l'artiste, d'une tombe à l'autre, avait rendu la scène, mais aussi, quand ils étaient présents, des textes hiéroglyphiques qui accompagnaient et
donc explicitaient les gestes des paysans; après avoir donc plus spécifiquement traité des travaux agricoles quand de conserve nous avons admiré, vous et moi ami lecteur, les fragments
peints de la chapelle funéraire ici reconstituée d'un certain Ounsou, je voudrais aujourd'hui, prenant prétexte, mardi dernier, de la première approche des "modèles" qui figurent dans la onzième et ultime vitrine de cette salle 4 du
Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre pour lesquels je n'avais pas hésité, souvenez-vous, à brosser dans les grandes lignes l'origine historique de ce type d'objets
retrouvés près des sarcophages dans certaines tombes de la Première Période intermédiaire et du Moyen Empire, envisager avec vous le premier d'entre eux.
En bois, très sommairement et maladroitement réalisées le plus souvent, naïves presque
toujours, les représentations tri-dimensionnelles de scènes par ailleurs déjà familières, n'ont en rien une destination ludique, mais matérialisent l'assurance pour le défunt, dans la droite
ligne de celles qui les ont précédées dans les mastabas de Saqqarah, entre autres, de bénéficier, post-mortem, du fruit des activités de ces boulangers, bouchers, brasseurs, paysans,
menuisiers, tisseuses, mais aussi guerriers, ou porteuses d'offrandes (comme dans la vitrine 1 devant nous), ou scribes, ou
comptables ...; bref, de tous ces gens du peuple extrêmement représentatifs des différentes catégories professionnelles de l'Egypte ancienne.
Inépuisable mine de renseignements pour les égyptologues désireux de quelque peu concentrer leurs recherches sur l'aspect le plus traditionnel du labeur quotidien,
ces maquettes qui, par parenthèses, constituent aussi une appréciable richesse pour tout enseignant qui envisage de les exploiter afin de mettre l'accent sur l'aspect pérenne des
gestes effectués, non seulement dans les campagnes de l'Egypte arabe actuelle, mais aussi dans celles de la France et de la Belgique rurales du début du siècle dernier, se retrouvent
exposées dans plusieurs musées du monde entier, des Etats-Unis à celui du Caire.
Et pourtant, pour une raison assez
difficile à cerner, que certains égyptologues attribuent parfois à ce côté spontané de leur réalisation - et donc peut-être pas suffisamment porteur d'éternité -, ces modèles en bois, à
mes yeux tellement touchants, connurent une vie relativement éphémère, à tout le moins à l'aune de l'Histoire de l'Art égyptien.
Thèbes, ne l'oublions pas, avant d'être intimement associée aux temples de Karnak et de Louxor que vous avez, ami lecteur, peut-être déjà parcourus au pas de course, ou
presque, fut d'abord une plaine éminemment fertile grâce aux crues du fleuve qui la traversait. D'où, parmi d'autres, une certaine propension à composer des scènes d'agriculture en ronde-bosse
telle que celle se rapportant au labour que nous avons devant nous.
Profane,
extrêmement réaliste, d'apparence toutefois assez figée, tant le style semble maladroit, mais indicutablement expressif, ce "modèle" de scène agricole (E
27069) recèle un autre intérêt venant s'ajouter à ceux précédemment cités qui concernaient l'égyptologue et l'enseignant : c'est, pour Monsieur et Madame Tout le Monde,
l'immédiateté de la compréhension de chaque détail de sa composition, sans nullement avoir besoin de recourir à un "décodage de l'image" comme parfois nous l'avons connu ici à propos de l'un
ou l'autre relief, de l'une ou l'autre peinture pariétale.
Sur un socle en bois de 37 centimètres de long et 24 de large, bois qui, par parenthèses, a conservé sa couleur naturelle, cette scène de labour provenant
vraisemblablement d'Assiout fut acquise par le Louvre en 1971. Elle nous donne à voir un paysan de 12, 8 cm de hauteur qui guide son araire tiré par deux bovidés en bois peint de
respectivement 12, 5 et 11, 5 centimètres de haut.
Très incomplet et très grossier dans la mesure où l'artiste n'a pas estimé nécessaire de représenter l'age et le joug, - seule figure la fourche des mancherons aux mains
du paysan; très fruste aussi, notamment pour ce qui concerne la réalisation du visage de l'homme, et celle des animaux : une seule corne, pas de queue, ce "modèle" n'en est pas moins
particulier au niveau des efforts manifestes de l'artiste pour l'agrémenter de détails peints : pagne blanc sur une peau relativement foncée chez le paysan, taches noires appliquées sur le
pelage des bovins; le tout donnant à l'ensemble une touche réelle de naturalisme.
D'une certaine rusticité donc, cette scène miniaturisée, comme tant d'autres d'ailleurs, s'avère en totale rupture avec la ronde-bosse de l'Ancien Empire,
particulièrement de la région memphite et ce, sur deux points précis : la taille des bras et le socle. Les bras, en effet, sont plus longs que la normale : ce détail est métaphoriquement
destiné à attirer notre attention sur l'ampleur du travail effectué.
Le socle, aussi, qui ne doit plus nous apparaître comme un simple support abstrait, mais plutôt comme une matérialisation du sol. Car vous aurez certainement
remarqué cet autre détail d'une importance capitale à plusieurs titres : les pieds du laboureur, ainsi que les sabots des bêtes, sont enfoncés dans le morceau de bois. N'en
déduisez pas que c'est pour mieux les maintenir en équilibre ! Non, ce procédé constitue indéniablement l'astuce que l'artiste a utilisée pour nous faire comprendre que ce support de
bois figure le terrain au moment du travail : une terre très meuble, fraîchement remuée certes, mais aussi, et peut-être même surtout, un terrain qui parce qu'il a été quatre mois durant
inondé par la crue bienfaitrice du Nil, est resté très fangeux. Et donc dans lequel on enfonce inévitablement.
Ce qui signifie clairement qu'avec ce socle/sol, l'espace dans lequel se déroule la scène agricole fait intégralement partie de la composition, alors que précédemment,
dans les peintures murales par exemple, les lignes horizontales qui séparaient les différents registres entre eux ne figuraient pas le sol : l'espace qu'elles déterminaient contenait alors
la composition.
Ce détail des pieds et pattes volontairement "pris au piège" dans la planche, que l'on retrouve sur plusieurs pièces semblables dans quelques musées
américains, comme Toronto, New York, Boston, mais aussi à Hildesheim, en Allemagne et bien évidemment au Musée du Caire, nous permet en outre de "dater" ce type d'activité avec une
certaine précision dans l'année égyptienne scandée par les tâches agricoles : nous sommes très probablement au début de la saison "Peret", c'est à dire à l'entame de ces quatre mois, de
novembre à mars, pendant lesquels, les paysans préparent la terre, sèment et finalement récoltent avant que ne revienne l'extrême sécheresse.
(Permettez-moi de conseiller à ceux parmi vous qui désireraient plus d'explications sur les saisons de l'Egypte antique de relire ce passage de l'article
du 26 août 2008 dans lequel, succinctement, j'y faisais allusion).
"Tiens-nous prêt un attelage pour labourer, car la terre est maintenant sortie de l'eau et elle est bonne à être labourée; puis tu
viendras aux champs avec les semences, car nous allons nous mettre énergiquement au labour demain matin", dit Anoupou, l'aîné, à Bata, le puîné, dans le Conte des Deux frères sur lequel, pour d'autres raisons en vérité, j'ai déjà eu l'opportunité d'attirer ici votre attention.
Enfin, et c'est loin d'être négligeable, ce détail met en lumière toute la pénibilité de la tâche car, vous en conviendrez assurément, ami lecteur, il ne devait pas être
aisé pour le paysan d'ainsi se mouvoir dans un sol aussi boueux.
Et pourtant, et pourtant ...
" Certes ces gens sont aujourd'hui, de toute l'espèce humaine en Égypte comme ailleurs, ceux qui se donnent le moins de mal pour obtenir leurs récoltes : ils n'ont pas
la peine d'ouvrir des sillons à la charrue et de sarcler, ils ignorent tout des autres travaux que la moisson demande ailleurs. Quand le fleuve est venu de lui-même arroser leurs champs et, sa
tâche faite, s'est retiré, chacun ensemence sa terre et y lâche ses porcs : en piétinant, les bêtes enfoncent le grain, et l'homme n'a plus qu'à attendre le temps de la moisson, puis, quand ses
porcs ont foulé sur l'aire les épis, à rentrer son blé."
C'est ainsi que l'historien grec Hérodote, au paragraphe 4 de la deuxième partie de l'Enquête, l'ouvrage qui le rendit immortel, voyait et résumait le
cycle du blé, des semailles à la récolte.
Qu'en déduire ? Qu'Hérodote, le Père de l'Histoire, se serait trompé ?
Certes, et depuis l'Antiquité déjà, l'auteur prête à controverse quant à la véracité qu'il faut accorder à ses écrits. Et notamment pour ce qui concerne la partie du
Livre II consacrée plus particulièrement à l'Egypte antique a-t-il été sévèrement critiqué, voire même accusé de n'avoir jamais foulé la terre des pharaons !
Toutefois, depuis les premières publications de l'égyptologue belge Claude Obsomer, voici une vingtaine d'années, il est définitivement acquis que "s'il a commis
des erreurs, c'est essentiellement parce qu'il ne disposait que d'une information réduite sur un passé aussi long que celui de l'Egypte". C'est aussi, ajoute le Professeur Obsomer en guise
de conclusion à sa démonstration, "parce qu'étant étranger aux réalités égyptiennes, Hérodote ne pouvait comprendre ses informateurs [des prêtres memphites] que dans la mesure
où ceux-ci voulaient bien faire l'effort de lui donner tous ces détails qui paraissaient superflus pour des Egyptiens, mais qui s'avéraient indispensables pour un Grec."
Quant au point précis qui nous occupe ici, cette vision de facilité que semble avoir Hérodote du travail agricole, reflet probable de ce qu'il constata pendant
les quelques mois qu'il passa en Egypte vers 430 A.J.-C., c'est assurément par comparaison avec les conditions de culture que connaissait sa Grèce natale, dotée de bien pauvres
terres caillouteuses et arides et qu'aucune crue d'un quelconque fleuve ne facilita jamais la tâche, qu'il faut l'interpréter.
Vous aurez probablement remarqué tout à l'heure que j'ai employé le
terme volontairement vague de "bovidés" pour désigner ici les deux bêtes de trait. En réalité, j'ai l'intention, mardi prochain, de spécifiquement réserver mon exposé à
cette famille d'animaux en Egypte ancienne : leur origine, les races qui en font partie, leurs multiples rôles et la façon dont les artistes les ont représentés pour tenter de nous faire
comprendre comment les distinguer les uns des autres.
A mardi donc, si vous le voulez bien, même salle, même vitrine, même heure ...
(Andreu/Rutschowscaya/Ziegler : 1997, 76-8; Donadoni : 1993, 118-22; Lefebvre : 1988, 143; Obsomer : 1989, 161-79; Vandier : 1978, 1-57)