Parure d’emprunt, Paula Fox – Éditions Joëlle Losfeld
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie-Hélène Dumas
Critique parue dans Le Magazine des Livres, n° 15, avril/mai 2009
Sans en comprendre parfaitement les raisons, j’ai fini par attendre avec une certaine excitation chaque nouvelle traduction de Paula Fox. Cela paraîtra un peu idiot de le formuler ainsi, tant il peut sembler normal d’éprouver de l’impatience à une perspective de lecture d’un très grand écrivain. Ce n’est pourtant pas suffisant. D’abord parce qu’il y a beaucoup de grands auteurs, ensuite parce que, comme dirait l’autre, Paula Fox n’était pas nécessairement mon genre. D’où vient, d’ailleurs, que nous semblons nouer avec tel écrivain un lien, peut-être pas privilégié mais tout de même d’une intimité certaine, quand tel autre ne le mériterait pas moins ? d’où vient que nous ne parvenons parfois plus, mieux : que nous nous refusons à distinguer dans l’œuvre de cet auteur tant attendu un livre plutôt qu’un autre, quand il va de soi, en toute raison, que tous ne se valent sans doute pas ? Il y a là un mystère propre à chaque lecteur : l’origine un peu insoluble d’une lecture mémorable, le discernement plus ou moins instinctif d’un univers, une certaine aisance à y évoluer, un plaisir particulier à en épouser ce qu’il a de singulier. Outre, cela va de soi, l’admiration pour un talent, un style, une pensée. Tous ces ingrédients, aussi légèrement évoqués soient-ils, je les retrouve à chaque fois dans les livres de Paula Fox ; c’est peu dire, donc, que j’attendais beaucoup de ce livre-ci, annoncé comme ses Mémoires – du moins une partie, la période couverte allant de la petite enfance à la fin de l’adolescence.
Les familiers de Fox ne seront pas désorientés, loin s’en faut : non seulement ils trouveront dans ce texte les ingrédients qui font la qualité habituelle de ses romans, mais davantage encore tous les motifs personnels et biographiques qui les aura nourris. On saisira mieux au passage ce qui différencie le roman de l’autofiction, tout ce qui distingue l’art suprême de mettre en scène l’existence afin de la mieux saisir et celui de chercher une ouverture à la littérature dans la dramaturgie du moi ; tout comme on aura plaisir à retrouver, sur quelques dizaines de pages, ce qui sous-tendait La légende d’une servante ou les décors de Côte Ouest.
Certes, la vie de Paula Fox, spécialement ici son enfance, a tout d’une matière romanesque. Délaissée très jeune par un père sensible mais par trop porté sur l’alcool d’Hollywood et par une mère paniquée à la seule idée de la maternité, élevée par un pasteur qu’elle nomme son « oncle » et recueillie par une grand-mère cubaine, sans le sou et trimbalée par monts et vallées à travers les États-Unis, moralement très isolée, l’épopée de Paula Fox a quelque chose de ces destins américains tels qu’on les rapporte parfois sous forme de saga. Pourtant, Fox a cette manière de se raconter en exhumant le regard qu’elle portait encore sur la vie quand, enfant, elle imaginait « que les gens étaient enfermés à l’intérieur de la terre comme les noyaux dans les fruits » et ne comprenait pas « que l’on puisse voir le ciel » : elle ne cherche pas tant à faire émerger un sens qu’à s’approcher au plus près des émotions d’antan et en saisir ce qu’elles pourraient avoir d’immuable. Sans doute d’ailleurs est-ce ce qui les rend si présentes et si vives, et explique en partie la centralité du père dans une existence dont il fut le grand absent. Centralité et tendresse, grande tendresse, oui, pour cet homme dont on devine, sous ses grands airs et les mots de sa fille, la fragilité, le malaise, la sensation persistante de l’inaccompli. C’est la force de ce texte assez unique en son genre que de livrer une matière aussi incroyablement vivante après tant d’années, conduisant finalement le lecteur à rôder autour d’une œuvre romanesque que cet éclairage ne rend pas moins mystérieuse.