La collection
en hommage à Lorand Gaspar
Pendant des années, je n’ai pu passer par cette étroite rue qui fait un coude, à l’angle d’une place irrégulière où saillent, au milieu, deux ou trois maisons plus anciennes et plus basses, aux hautes toitures de tuiles petites, brunies et rectangulaires comme il n’en existe plus nulle part dans la ville, mais dans des villages seulement, toujours plus reculés, aux alentours, sans m’approcher, une fois de plus, de cette boutique devant laquelle, enfant, adolescent, m’avait, au sortir du lycée, si souvent immobilisé la rêverie, et de nouveau, ramené par la même fascination, je n’étais plus que ce regard qui me quitte, franchit la cloison transparente et coule au loin, dans l’eau, dans l’air empoussiérés de la vitrine, à travers les étoiles de mer séchées, les éponges, les coquillages — corne d’abondance tarie et ridée de l’euplectelle, oreille déchiquetée de la strombe, pareille à celle, monstrueuse, démesurée, de ces idiots couverts de bave, à Ligenère, spire, volutes, cœur pétrifié du cardium et, sur une étagère en retrait, cette conque aux lèvres entrouvertes où affleure le murmure d’une mer captive —,
s’enfonce à travers le bouquet d’artères des coraux, les madrépores, les roses écartelées de la tourmaline dans leur bloc de gel, appelé par ce cadre de velours bleu de nuit, inchangé, accroché un peu haut au centre de la vitrine, tout au fond, légèrement déporté vers la droite, et ce sont les mêmes papillons, droits, immobiles, déployés sur la même planche que jadis,
les mêmes, ici non plus, dans ces capricieuses promenades au sortir du lycée, je ne les regardais pas pour la première fois, et dans le même cadre de velours bleu de nuit un peu passé qui, ailleurs, sur d’anciens daguerréotypes, entoure sous une même eau poussiéreuse des visages pareillement figés et, eux aussi, comme transpercés par une invisible épingle,
que j’avais, tant d’étés, toute mon enfance, contemplés, au fond d’une maison de province, dans le cabinet d’un vieil oncle naturaliste, que d’herbiers, que de flores dans les hautes armoires, dans les anciennes bibliothèques aux rideaux de soie verte, sur certaines des oiseaux empaillés, un faucon pèlerin, une hulotte, une bécasse aux grands pas immobiles, le dérisoire Carnac, chaque soir ensanglanté, de pierres en rangs parallèles sur des rayons ; (...)
Jacques Borel, Commémorations, Le Temps qu’il fait, 1990, p. 165-166.
Contribution de Tristan Hordé