2 juin 1983
Thomas, tu es né cette nuit. Quelle joie et quelle délivrance cela a été pour Marie, ta mère. Toi, notre premier enfant, tu as été le sujet principal de nos discussions et des nos inquiétudes depuis quelques mois. Marie rentre demain avec toi et notre petit appartement est prêt à t’accueillir. Mon cœur explose quand j’écris cela et j’espère que ces lignes te feront comprendre à quel point je t’aime, sans te connaître. Moi, je le sens ce fil indestructible depuis que nos regards se sont captés pour la première fois, derrière la vitre de cette maternité.
Ce journal est pour toi, mon fils.
17 novembre 1983
Ah, Thomas tu vas me gronder car je ne suis pas très assidu à t'écrire. Ton arrivée a tout chamboulé. Nos vies ont suivi la joyeuse sarabande de tes couches, de ton babil, jeux, câlins, caprices, lingettes et poussettes. La maison s’est fait envahir de tapis d’éveil, de biberons, de doudous, de gros livres en mousse qui font pouet-pouet. Chaque soirée à l'extérieur à tendance à ressembler à des départs en grandes vacances.
Nous redécouvrons le Monde avec toi. Ta première moitié d’année s’est déroulée sur un nuage, et tout le monde le dit, tu es un bébé serein, expressif et joyeux. Tu es plus boudeur que colérique. Tu bâfres de tout comme un joyeux porcelet, tu nous fais des cacas atomiques (colorés de pâte Play Doh en ce moment), et tu adores qu’on te chatouille les pieds, tu pleures quand ta mère chante (comme je te comprends). Pour l’instant, c’est le pire de toi. Tu as fait assez vite tes nuits, et là où on te pose, là tu t’endors.
Tu n’es pas collé à nous et tu es même assez indépendant pour ton âge, nous montrant clairement quand tu veux rester seul. Quand nous venons te veiller, parfois tu dors, parfois tu es en pleine discussion avec ton doudou, un panda fluo.
24 Août 1985
Oh fils, si tu savais comme je m’en veux de ne pas avoir tenu ce journal.
Nous avons perdu ton grand père, il y a 8 mois Il y a eu des complications. Le père de Marie n’a jamais été très bon avec elle d'abord, avec nous ensuite. La mère et la sœur de ta maman ne nous aiment guère plus. Il y avait de l’argent, beaucoup d’argent et des biens. Marie s’est écartée de tout cela et j’en fus soulagé car je ne me voyais par en guerre contre ces harpies, t’emportant avec nous dans cet avenir tourmenté. Marie a fait ce qu’il fallait. Elle s’est tue, comme toujours. Le gros gâteau laissé par beau papa a été partagé en deux. Nous n’en avons eu que les miettes. Une maison, perdue dans les Landes, un peu d’argent, un grand miroir piqué, quelques disques, des photos. C’est dans ce fatras que tu as trouvé ce vieux pantin en mousse au rictus désagréable qui est devenu ton doudou officiel depuis quelques jours. Tu lui as même trouvé un nom MisiourClaClac que ta mère et moi avons traduit par Monsieur Clac Clac
On a retrouvé ton panda fluo, tellement mâchouillé qu'il est déchiré et perd sa bourre.
12 Septembre 1985
Thomas, comme tu as changé depuis une semaine. Tu te réveilles la nuit, agité et fiévreux. Tu ne lâches plus ton MisiourClaClac. Tu t’entretiens dans de longs soliloques avec lui, le balancant parfois contre les murs ou d’un coup, l’attrapant pour l’embrasser avec emphase. Tu es perturbé, fils comme l’est notre couple depuis ce maudit héritage. Moi, avec le petit pécule qui a échappé aux griffes des sorcières, je caresse l'idée de retaper la maison dans les Landes. On y vivrait à l’abri du monde citadin et j'aimerais t'offrir une enfance à la campagne, entre potager et découverte de la nature. On gagnerait de l’argent grâce à des expédients, et des petits boulots. J’ai commencé à en parler à ta mère et je la connais assez pour te dire que même si elle est séduite, elle n’aime pas cette idée. Je vais devoir user de diplomatie et travailler mes arguments pour l’emporter. En tout cas, elle n’aime pas aborder le sujet et quand j’insiste, elle se met à bouder. Tu ne peux pas savoir à quel point tu lui ressembles dans ces moments-là.
Enfin, j’ai tout de même réussi à la convaincre de m’accompagner là-bas, dans les Landes, pour savoir si ça vaut le coup de continuer à se disputer au sujet de cette maison.
08 mai 1986
Nous allons pouvoir fêter ton 3ème anniversaire à la ferme, Thomas !
Finalement, la grosse maison campagnarde n’avait besoin que de notre famille pour revenir à la vie. La propriété est immense. Un séchoir à tabac s'échoue dans l’océan d’herbes folles. Une bordure d’arbres fruitiers marque la lisière entre notre propriété et les champs de maïs à perte de vue autour. Le premier voisin est à 2 kilomètres, le bourg le plus proche à 6 et la ville à 40.
Marie regrette un peu ses copines mais il n’y a pas 3 heures de route pour arriver à Bordeaux. Elle s’inquiète aussi pour notre pécule qui n’est pas éternel mais je la rassure en gérant le tout, en lui montrant que je suis à la hauteur pour notre famille. Elle à confiance en moi, ça m’aide à avancer.
Ton comportement change, ton caractère s’affirme. Tu restes notre gentil et doux Thomas. Toutefois, il t’arrive de piquer des colères monstres contre ton MisiourClaClac jusqu’à le déchirer, lui cognant sa tête sur le bord des meubles. Tu le portes à ta mère pour qu’elle le recouse et maintenant cette poupée au sourire large et sardonique, les yeux plissés par une mauvaise malice est toute couturée comme la version chiffon de la créature de Frankestein.
Ta mère et moi, on ne l’aime pas mais tu ne t’intéresses à aucun autre jouet et le perdre de vue trop longtemps te plonge dans la morosité et la colère. Tu es plus contemplatif, silencieux. Nous te trouvons quelquefois derrière un rideau, assis sur une marche, immobile et silencieux, MisiourClaClac posé sur une de tes épaules. Cela nous rend perplexes mais nous te laissons tranquille avec ça, laissant traîner çà et là des jouets colorés et des livres animés, au cas où.
Ta mère m’a dit que sa sœur cadette, ta tante Harmonia, agissait comme cela, enfant. Et que tu lui ressembles beaucoup. Chevillée au service de ta grand-mère, une femme bilieuse, acariatre et reveche, Harmonia traverse sa vie de veille fille à opiner à la mechanceté, à s’engluer dans l’ennui, malgré l’opulence. Je ne l’ai vu que peu de fois, pâle copie de la reine mère en plus jeune.
Sois fier de ta mère, Thomas.
Marie est généreuse et flamboyante. Je suis chanceux de vous avoir.
03 juin 1986
Ta mère a eu une idée de génie en t’offrant Spoot pour ton 3ème anniversaire. Ce chiot bouledogue t’a, enfin, fait lâché MisiourClaClac, et a sérieusement animé nos vies. Je m’inquiétais car tu es petit. Les jeux brusques d’un chien peuvent entraîner morsures et catastrophes mais, par chance, ce chiot est une pâte. Et puis tu es très doux avec lui. En tout cas, il te suit partout se dandinant, pataud.
17 novembre 1986
Six mois que nous sommes là et le bilan est positif. Marie est finalement très heureuse. Quelquefois elle se fait des week-end prolongés chez ses copines à Bordeaux. Elle en revient, degoûtée de la ville. On vit sans excés sur notre pécule. Je fais des heures pour le supermarché de la bourgade. A la maison, j’ai délimité une bonne parcelle pour le jardin potager. J’aime ma femme et je te regarde grandir. Spoot est devenu un bon bouledogue, gentil et obéissant. Il traîne toujours derrière toi, Thomas. Il s’installe sous ton bras, lorsque tu es en train de regarder la télévision dans le canapé. Dans l’autre, tu as ce bougre de MisiourClaClac, qui a décidé de revenir et de taper l’incruste. Tu sembles avoir fait la paix avec lui car tu ne le frappes plus dans tes colères. Tu le gardes avec toi toute la journée mais la nuit, tu vas toi même l’enfermer dans le placard de ta chambre, suivant toujours le même rituel. Tu as une attitude étrange entre attraction et répulsion avec cette poupée que maintenant tu traînes comme un boulet. Nous nous demandons si ce n’est pas ça qui déclenche les cauchemars qui, en pleine nuit, nous amènent à ton chevet alors qu’en proie à une panique totale, tu hurles:
LES DENTS ! LES DENTS ! IL VA TOUT MANGER DE MOI !
02 décembre 1986
Le pédopsychiatre Moreau ne nous a guère eclairé et n’a pas eu l’air de s’émouvoir de ton comportement. Vous avez parlé de MisiourClaClac, de vos jeux et de vos secrets. A la fin de l’entretien, le docteur m’a pris à part pour me délivrer son analyse. Pour lui, tu es un garçon très developpé intellectuellement, en avance même, avec une légére tendance à la compulsion et à terme d’obésité sans vigilance. Quand je l’interrogeais sur MisiourClaClac, il m’a assuré de la normalité de l’apparition de ces humeurs contre les objets transitionels.
Derrière la fierté de te savoir surdoué, la méfiance sur la « qualité » de cette analyse continue de rôder dans mons esprit.
14 mars 1987
Le jardin potager m’occupe tant que je ne trouve guère le temps et le courage de m’asseoir pour t'écrire. Mille tâches m’appellent à toute heure. Je suis éreinté mais et cet exercice quotidien me remuscle et me revitalise. Je dors bien, fils, je dors bien. Tes câlins, tes bisous et tes sourires sont un baume sur mes courbatures. Comme tu as grandi, tu es gaillard et débrouillard. Certes, les cauchemars continuent de percer nos nuits de cris de peur, d’histoires de dents, de-dents-qui-vont-tout-manger-de-toi mais ils viennent moins souvent. Tu t’es décidé à laisser MisiourClaClac dans le placard de ta chambre et c’est, soulagés, que nous t’avons vu, un matin, libéré de ce pantin mou. Notre petit fantôme venait de lâcher sa chaîne. En récompense, nous avons autorisé Spoot à dormir avec toi, une nuit par semaine. On commence à parler de te fabriquer un petit frère ou une petite sœur. Ca sera au tour de Marie de lui tenir son journal.
08 mai 1987
Il se passe quelque chose avec Spoot. L’autre jour, je le vois boiter. J’ai attrapé le bouledogue et l’ai inspecté. Sur le ventre doux et rose du chien, il y a nombre des croûtes et des plaies. Certaines pâlisent juste la chair et d’autres sont plus profondes et suintent comme celle qui le fait boiter, mince et profonde comme un coup de sclapel juste à la jointure de la patte. Je le désinfecte, perplexe sur l’origine de ces blessures. Spoot chasse les rats et autres rongeurs, peut-être est-il tombé sur un coriace qui a vendu chérement sa peau.
Bah, personne n’est à l’abri des bobos. Tu le sais bien, toi qui te fait sans cesse des bleus, des griffures et des égratignures.
Le rituel de la nuit avec le chien est intégré et c’est même un moyen de pression sur toi très efficace. Tout les mercredis soirs, Spoot monte sur ton lit et lové à tes pieds, veille sur ta nuit.
18 août 1987
Pour ton quatrième anniversaire, tu as eu des legos qui te plongent dans l’extase de la création et de la destruction. Depuis quelques temps, Spoot ne vient plus dormir avec toi. De plus en plus souvent, il fait mine de s’endormir attendant ton sommeil pour quitter la chambre.
Les dents, les terribles dents qui te dévorent continuent de s’immiscer dans tes rêves pour les plonger dans la terreur pure. Je te plains mon fils et je connais ton tourment. Mon croque-mitaine à moi vivait sous le lit, composé des moutons de poussière qui, la lumière éteinte, s’aggloméraient en un être informe qui cherchait à m’étouffer dans mon sommeil.
Presque toutes les nuits, le tourbillon grisâtre se formait aux quatre coins de ma chambre, à la faveur des ombres mouvantes de la nuit, pour chercher à avaler ma vie d’enfant. J’ai encore une phobie tenace de la poussière et je suis certain que ce monstre de mes terreurs nocturnes, enfantines n’y est pas étranger.
23 septembre 1987
Nous sommes tant peinés par tes cauchemars, revenus une à deux fois par semaine. Ils planent sur l’humeur générale et nous affecte tous. Marie se perd dans le silence et la lecture, expliquant tes mauvais rêves par le changement de vie, la nouvelle école, le deuil de ton berceau. Je suis en pleine récolte et j'ai peu de temps pour toi. J'essaye de te faire parler de tes cauchemards, tu te mets en colère. Le chien te délaisse et désormais, me colle aux basques en permanence. Tu ne t’en soucies pas. Tu dessines, tu joues au lego, tu gobes devant la télé. L’arrivée de la nuit est un passage difficile, il faut suivre un rituel même si celui ci ne tient pas toujours le croque mitaine à distance. Le coucher, l’histoire, le bisou. Un soir, Papa. Un soir, Maman. L’autre a interdiction absolue d’entrer dans la chambre (c’est arrivé une fois et tu as fini à force de cris et de pleurs, entre nos ventres dans notre lit).
Tu comptes les chiffres en pairs quand c’est mon soir et les chiffres impairs quand c’est celui de Marie. On t’entend marmonner jusqu’à 88 et recommencer jusqu’à t’endormir.
On va retourner voir un docteur.
14 novembre 1987
Un autre pédopsychiatre. Un autre charabia.
Tes troubles compulsifs, tes rituels et tes comptes chuchotés dans le noir ne font qu’arracher une attention feinte au spécialiste, ce Giscard. Il te questionne, tu expliques le processus pour conjurer le malheur.
«Et quand le rituel échoue ?» demande le docteur, l’air satisfait de sa pertinence.
Sans te démonter, tu réponds que quelque chose à dû être mal fait, que c’est pas trop grave mais qu’il ne faut plus recommencer et s’appliquer le lendemain. Sur ton tourmenteur, tu es plus évasif, un dévoreur, juste une mâchoire qui fait claquer ses dents et qui te mordent. Tu es courageux, Thomas car je te vois proche des larmes face à ce docteur indifférent alors que tu dois évoquer ce qui te fait horreur.
Celui-ci donne son diagnostic et au bout, on se retrouve avec la même salade. Avec une autre vinaigrette. Angoisse. Matrice morte puis castratrice. Recyclage de la personnalité. Rendez vous mensuel pour parler et faire le point ? On n’est rentrés sans en savoir plus et tu as rendez vous le mois prochain avec Giscard.
08 décembre 1987
Ce docteur est un jean-foutre. Toi aussi tu l’as compris toi aussi en faisant l’âne en répetant tout ce qu’il disait pendant ta consultation… Ca ne sert à rien, j’en suis convaincu.
Tu redoutes de plus en plus le coucher et comme de bien entendu, la cadence des hurlements dans les nuits a pris un tempo supérieur. Tu t’agites tant dans ton sommeil que tu te blesses, te cognes et que des vilains bleus tâchent ta douce et jolie peau. Je ne sais comment tu te fais toutes ces coupures, égratignures et estafilades, tu as toujours un bobo en cours, une croûte à gratter.
Je vais devoir corriger Spoot pour lui apprendre à jouer tranquillement avec toi et cesser de te griffer et de te mordre.
27 Décembre 1987
Pour Noël, ton comportement a été des plus étranges. Au matin d'ouvrir tes cadeaux, tu t'es levé tard. Traînant le très innatendu MisiourClaClac dans ton sillage, tu l'as installé cérémonieusement sur un fauteuil et tu as ouvert tes paquets devant lui. Ceci fait et malgré ta joie, tu as remisé MisiourClaClac dans son placard avant de te laisser emporter dans la construction du train miniature qui venait d'atterir dans le salon, dans des boucles de bolduk. Alors que, fasciné, tu regardais la locomotive vacillante sur les rails instables, j'ai remarqué la vilaine morsure à ton cou.
Spoot va recevoir une enième raclée pour cela.
13 Mars 1988
La mort de Spoot a fait tomber mes ornières. Comment ai-je pu être aussi aveugle? On a retrouvé son corps laceré et mordu dans les bois. Marie a accusé le couple de blaireaux agressifs qu'elle a aperçu près de la mare, il y a quelques jours mais moi, j'ai compris. Les morsures, les dents, les blessures, le corps laceré du chien, les rituels, les cauchemards, tout cela convergait vers un seul tourmenteur.
Je suis bien content de l'avoir extirpé de son placard et de l'avoir jeté au feu, sans me sentir ridicule en aucune façon. Tu as protesté mollement mais j'ai bien vu, dans tes yeux, comme un soulagement. MisiourClaClac a grillé, son sourire moche et méchant a fini par fondre dans l'incandescence du brasier.
21 Avril 1988
Le printemps s'éveille sur de belles promesses. Ta chambre se remplit de legos et de robots. Tu sembles développer une passion sur les étoiles. Tu réclames des livres et des conversations sur le sujet. On parle de t'acheter une lunette d'observation pour tes 5 ans. Les cauchemards se sont evaporés avec le départ de MisiourClaClac. Tu vas, bientôt, être grand frère.
Le soir, tu me réclames plus souvent que ta mère. On parle, je te raconte des histoires, tu me souris et tu me serres souvent.
Hier soir, alors que je quittais ta chambre, tu m'as dit :
« Papa, t'as pas sauver Spoot, ça me fait pleurer.»
Ton regard s'est voilé puis s'est rallumé en me disant :
«Mais moi, tu m'as sauvé.»
FIN