La langue des médias arabes : l’exception marocaine

Publié le 11 mai 2009 par Gonzo

Les téléspectateurs marocains ne font pas exception : les données récemment publiées par Marocmétrie confirment que les feuilletons turcs doublés en arabe raflent les meilleures audiences. Parmi les raisons, déjà évoquées, qui expliquent ce succès, comme ailleurs dans le monde arabe, il faut peut-être ajouter celle que suggère le critique Ahmed Sijilmassi (cité dans cet article en arabe sur le site Islam Online) : dans ces feuilletons, l’aspect dialogué l’emporte sur le côté visuel, un fait qui s’adapte bien aux compétences culturelles des consommatrices marocaines, et à leurs pratiques télévisuelles, souvent menées en parallèle à leurs tâches ménagères.

A la suite des feuilletons mexicains et sud-américains, la vogue actuelle des productions turques, doublées à l’intention du public arabe, pose le problème de la langue. Comme le rappelle cet article (en arabe) du quotidien Al-Hayat, une telle question ne se posait pas autant lorsque le marché était dominé, dans les années 1970, par les réalisations libanaises et surtout égyptiennes, puis syriennes par la suite.

En effet, malgré l’existence de nombreuses minorités linguistiques, les différents dialectes étaient perçus comme des variations autour d’une même langue régionale, tandis que l’arabe classique n’était utilisé que pour quelques productions à caractère historique ou religieux. Les difficultés de compréhension se posaient d’autant moins que le marché des consommateurs partageait les mêmes références culturelles, issues d’une histoire et d’une géographie largement partagées.

Au Maroc, au moins, les choses sont en train de changer. Pour la première fois, 2M, la seconde chaîne généraliste publique marocaine, diffuse un feuilleton mexicain (Ana) directement doublé en darija. Cette volonté de « marocaniser » les programmes ne semble pas répondre à un programme politique précis ; elle serait plutôt la conséquence du succès, à la fois de ce type de feuilleton et des émissions en dialecte marocain.

Sans doute, poursuit l’article d’Al-Hayat, mais ce type de traduction va-t-il concerner l’ensemble des émissions, y compris celles, très nombreuses, qui sont diffusées en français ? Si une partie du public apprécie à l’évidence, comme on l’a vu, l’utilisation du marocain à la télévision, à la radio et même dans la presse écrite - voire sur d’autres supports comme internet ou même les CD vidéos (voir cet article déjà ancien de l’hebdomadaire marocain TelQuel) -, un tel choix ne manquera pas de susciter des réactions de la part de courants qui pensent qu’une telle politique linguistique, sur un média national, est une atteinte à l’« arabité » du Royaume chérifien et/ou à son « islamité ».

Le « monde arabe » n’est pas une réalité si ancienne : sa forme géopolitique actuelle a été « imaginée » par les intellectuels de la Renaissance arabe (nahda) vers la fin du XIXe siècle. Force est de constater également qu’il s’articule plus difficilement que jamais autour d’un projet politique, même si on aurait tort de penser qu’il a tout perdu de sa capacité d’attraction auprès des populations arabes.

Faut-il donc croire que les faits linguistiques suggèrent que le « centre » du monde arabe n’a plus le même pouvoir d’aimantation ? N’est-il pas vrai que l’écho que reçoit tel feuilleton indou montre que, de plus en plus, on regarde vers l’est dans la Péninsule, là où l’arabe, dans un pays comme les Emirats, n’est déjà plus que la  troisième langue nationale, après l’anglais et l’ourdou ? (Article en arabe dans Al-Quds al-‘arabi.) A l’autre extrémité, la scène médiatique marocaine, même si elle reste une exception, ne montre-t-elle pas que les médias locaux optent désormais résolument pour le darija, le parler local ?

Toutefois, ce passage au dialectal ne s’effectue pas forcément au détriment de cette « troisième langue » qu’est l’arabe dit « moderne »: comme on a tenté de l’expliquer dans un précédent billet, c’est peut-être même le véhicule commun que constitue l’arabe des médias qui, paradoxalement, sortira renforcé de cette utilisation de l’arabe parlé localement.