Il y a toutefois un parallèle entre nos deux mères. Les deux sont mortes quasiment au même âge et leur seul fils avait pour elles, au moment de quitter ce monde, à peu près le même âge
également. Ce qui tisse à mes yeux, au-delà des différences abyssales, une correspondance toute baudelairienne.
C'est en écoutant, le 23 avril, dans ma voiture, le début de l'émission, Devine qui vient dîner, sur La Première, une des stations de la RSR, que Michèle
Durand-Vallade a consacré à Roger Cuneo et à son invité Bernard Liègme, que j'ai eu envie de lire "Maman, je t'attendais".
Je n'ai pourtant écouté que le premier quart d'heure de cette émission (ici), le temps d'arriver à
destination, mais je suis très sensible aux voix et celle de Roger Cueno m'a tout de suite conquis. Parfois c'est un piège. Il est des auteurs dotés d'une belle voix et qui sont proprement
illisibles. Par charité je ne donnerai pas de noms. Ce n'est pas le cas de Roger Cuneo, le moins du monde.
Ce qui m'a plu, au-delà de la voix, c'est la bifurcation que l'auteur a opéré dans sa vie. Vendeur de machines comptables chez Olivetti, il a voulu prendre des cours de théâtre...pour mieux
vendre. De fil en aiguille il est devenu bel et bien comédien au Théâtre Populaire Romand (ici) , que son ami Bernard Liègme a fondé
il y a 50 ans, et où il a, en plus d'être comédien, tenu la comptabilité...
En réalité Roger Cuneo est quelqu'un de très complet. Il est comédien donc, mais également chanteur, peintre, et maintenant écrivain. Et pourtant il a eu une enfance malheureuse. Ce qui ne
conduit pas toujours à la délinquance, comme ce fut le cas d'Alphonse Boudard, qui le raconte dans son livre "Mourir d'enfance", et à laquelle heureusement il a fini par
échapper, par l'écriture.
Orphelin de père à l'âge de sept ans, il est très vite placé dans des orphelinats tenus par des religieux, sa mère
abandonnant ses enfants, lui et sa soeur Anne, l'écrivain bien connu, de 4 ans son aînée, parce qu'elle n'a plus les moyens, dit-elle de s'en occuper. En réalité parce qu'elle est atteinte de la
maladie du jeu et que tout ce qu'elle a finit par y passer et lui faire perdre tout sens de ses responsabilités de mère.
Les religieux, prêtres aussi bien que soeurs, qui oeuvrent dans ces orphelinats, feraient douter de l'existence de Dieu ceux dont la foi est la plus chevillée au corps.
Car ils y maltraitent les enfants qui leur sont confiés, physiquement aussi bien que moralement. L'auteur, devenu mécréant, en a gardé une peur qui le saisit, et le retient, au
seuil d'une chapelle qu'il connaît, pourtant accueillante aux voyageurs de passage - des couvertures les y attendent -, tout en n'étant plus desservie.
Dans "Maman, je t'attendais", Roger Cuneo nous fait le récit de la vie dans ces orphelinats qu'il ne peut appeler autrement que des prisons. Son récit fait froid dans le dos. Ce ne sont
qu'humiliations, châtiments corporels, mauvais repas, sans parler du comportement pédophile d'un curé dévoyé qui abuse de l'innocence de l'auteur. Une fois, mais pas deux.
Ce qui a décidé l'auteur a écrire ce récit de son "enfance au tapis" [le
sous-titre du livre ] qui s'arrête à ses 16 ans ? La lecture, 20 ans après le décès de sa mère, d'une centaine de pages, qu'il avait juste parcourues, sans attention, et qu'elle a écrit à 60
ans pour résumer sa vie, qu'elle enjolive au passage, et dans lesquelles elle écrit cette phrase, qui l'a fait bondir, à propos de sa vie :
Je suis contente de l'avoir vécue et, si je pouvais recommencer, je ne voudrais pas l'avoir vécue différemment.
Plus haut j'ai parlé d'amour-haine que l'auteur voue à sa mère. En fait il aime une mère idéalisée, qu'il fabrique, une sorte d'aventurière, qui serait peut-être une
espionne, à qui il trouve toujours des excuses, tout en n'étant qu'à moitié dupe. En fait il la hait de l'avoir abandonné, de n'être jamais présente quand il a besoin d'elle,
ignorant que son absence provient de sa dépendance au jeu, contre laquelle elle ne cherche pas à se faire soigner.
Au cours de son émission, que j'ai fini par écouter ce soir dans son entier, Michèle Durand-Vallade lit un passage, qui est certainement le plus poignant du livre. La mère ne viendra pas
le chercher un Noël, prétextant qu'elle est malade. Il est alors accueilli par un couple qui n'a pas eu d'enfant et qui se prend à l'aimer réellement. Je laisse le soin au lecteur de
découvrir l'issue de cette parenthèse heureuse dans l'enfance de l'auteur.
Ecrit dans une langue sobre, émaillé de citations du récit de sa mère, où les mêmes événements sont travestis avec des mots différents, ce récit d'une enfance au tapis - une enfance
envoyée au tapis comme un boxeur sonné ou une enfance sacrifiée au tapis vert des casinos ? - est comme un abcès que l'auteur devait percer pour se renforcer davantage, si besoin était. Il a
enfin osé parler et c'est une sacrée leçon de vie qu'il donne à ceux qui, comme moi, ont eu une enfance idyllique en comparaison, même
si, comme il le reconnaît, il est des enfances plus terribles que celle qu'il a vécue.
Francis Richard