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L'ennui, l'oubli, la mort

Publié le 10 mai 2009 par Dagobert
L'ennui, l'oubli, la mortLes lambeaux d'écorce gris et rêches s'accrochent au tronc et aux branches de l'eucalyptus. Un coup de vent et la gravité les promettent, tôt ou tard au pourrissement. Autour de l’arbre croûté, les graminées hochent leurs plumets au vent, les fougères déroulent leurs feuilles dentées. L’éclat de la nature sauvage est immobile, à peine troublée par le ballet des insectes valsant de pissenlit en paquêrette. Enchassé dans ce décor, un vieux hangar sombre dans le bouillonnement lent des ronces. La luxuriance du printemps l'avale avec patience. Avant, deux fois l'an, les hommes entretenaient son accès et ses contours. Et puis, ils ne sont plus venus. La bâtisse a été abandonnée.
Ses derniers propriétaires furent des gens de la ville qui comptaient en faire une résidence d'été. Cela ne s'est jamais fait. Loin de tout et sans électricité, le séjour prolongé y était trop rustique. On y venait effectuer de courtes et inconfortables retraites, s’y réfugier après de sérieuses engueulades, y stocker des objets agonisants : le frigo qui fait du bruit, la commode bancale, les habits tâchés et déchirés que l'on n'ose donner, le fauteuil en osier dont un accoudoir s’effiloche, de la pauvre vaisselle, un lit pliant…
La mort y a deja fait son trou. La poussière et les araignées tissent un linceul.

1- Marc
Son crime est d'avoir 17 ans en général, et de fuguer en particulier.
Il est grand, assez costaud, une barbe naissante le vieillit. Son aplomb, sa culture - il lit beaucoup – finit de rassurer les sceptiques.
Marc n’a aucun but dans sa fuite, il lève le pouce, et laisse le hasard décider de sa route. Il se démerde, il l’a toujours fait. Il ne connaît pas le mot galère. Prudent par nature et vigilant quand il est en fugue, il évite les grands axes et les villes autant que possible. Il dort dans la forêt, se lave au robinet des cimetières de village et achète sa nourriture dans les fermes. Son sac à dos est aguerri à son mode de vie. Il ne s'encombre de rien, arrivant toujours à trouver tout. Il se lie dans les squats des villes, occupe des appentis vides, des séchoirs poussiéreux. Il se contente de peu et ses goûts sont simples.
Marc éprouve un mal-être qu’il ne sait étouffer. Il ne veut pas décevoir le destin auquel il se sent promit. Cette destinée grossit en son coeur. rendant la fuite toujours plus impérieuse.
C’est un sage contemplatif malgré ses 17 ans. Il sait rester seul et silencieux et même en compagnie, il parle peu.
Ce n'est pas sa première fugue, mais elle pourrait bien être la dernière. Il est prêt, il le sait, à vivre sa vie et pas la partition que ses parents sont en train d'orchestrer pour lui.
Hier, il a bien senti que son père était remonté contre lui, prêt à en découdre, à ne pas le lâcher selon son expression favorite. Il exige que Marc intégre une école de commerce, à la rentrée. Aucun soutien à attendre de sa mère qui lui joue l'air de l'ingratitude. Ses parents lui reprochent trop d'indolence face à l'avenir, et le lui font savoir, usant et abusant de tout les registres allant de l'autorité brutale à la culpabilisation sournoise. Il est le fils unique, fabriqué pour reprendre l'entreprise familliale sur laquelle s'est bâtie leur nom. Marc a bien essayer de leur opposer ses envies de voyages et de découvertes, ses parents lui parlent d'avenir et d'argent. Il leur montrerait.
Alors, ce matin d'Avril, il a laissé un mot expliquant qu'il fuyait l'air de plus en plus irréspirable de la maison et qu'il leur donnerait bientôt des nouvelles.
Habitués, ses parents ne s’inquièteront guère. Ils pensent qu'il se rendra bien compte, tout seul, des limites de la fuite perpétuelle. Marc rentrera bien dans le moule, à un moment. Au fond, pour eux aussi, ce sont des vacances et l'occasion de se retrouver. Il écrira et il reviendra au nid. Comme il l’a toujours fait. Cet accord tacite avec ses parents le rassure et l’embrouille.
Le chaos est son quotidien, il à 17 ans.
La dernière voiture l'a deposé sur une départementale bordée d'immenses champs bruns encadrés par une forêt dense. Le jour va bientôt tomber. Il marche de long de la petite route jusqu'à croiser un chemin de terre qui va se perdre dans une forêt feuillue. Ce jour a été beau et chaud, il n'a pas plu depuis des jours. Il décide de passer la nuit, dans les bois. Le chemin de terre devient une allée d'arbres bornée par un large fossé. Le chemin commence à devenir impriticable, les épines des ronces et des mûriers dissuadent d'avancer plus loin. Une poutre est tendue au-dessus du fossé et une ombre de chemin battu se dessine. Ses yeux fouillent cette direction et dénichent l'arête d'un toit qui crève la végétation à cinquante mètres du chemin, au delà du fossé. Il traverse le pont et se fraye un passage - écartant ronces, piétinant orties - dans la verdure pour rejoindre la batîment. Il a l'humilité des bâtiments fonctionnels. Tout de bois sombre, ce hangar,de près, impose par sa taille. La grande porte d'entrée est protegée par des mûriers aux épines énormes. Il parvient à s'en défaire, non sans égratignures, avant de rejoindre le seuil. La serrure manque et il entrabaille facilement un pan de la porte double, repoussant les ronces. Tout de suite, il se sent en osmose avec cet endroit. Il veut s’y fondre tant le lieu est la némésis de son intérieur. Un sanctuaire où le mal-être qui l'étrangle pourra être mis au silence.
Les planches disjointes de ses murs ouvrent des bouches bordées d’or lui délivrant, dans leurs faisceaux, un aperçu de la pièce unique, qui est immense. Elle est transpercée de toutes parts par les derniers feux obliques du soleil mourant. Le sol est de terre battue. Ca sent le sec, le vieux, l’oubli. Il devine bien quelques meubles dans le fond, mais ses volumes hauts, longs et larges dégagent une impression de vacuité extrême. A pas prudents, le souffle retenu, il s'avance dans la pièce. Il se sent minuscule, ecrasé par le vide. Contre le mur le plus eloigné de la porte d'entrée,il y a commode poussiéreuse, une chaise percée, une vieille penderie. Il trouve aussi un lit de camp, le déplie et l’installe. La nuit ne va pas tarder à tomber. Le soleil chavire à l’ouest, il sort regarder le naufrage. Pétrifié dans la lumière bouillonante, il se sent vivant comme jamais auparavant.
Du plus loin qu'il se souvienne, Marc a toujours vécu au rythme du soleil. Se couchant et se levant avec lui. Ce matin ne fait pas l'exception. La nuit fut tranquille. Il n'a pas eu froid, il ne se souvient pas de ses rêves. La chanson lancinante des grenouilles l'a accompagné dans son sommeil. Les oiseaux le réveillent dans ce hangar, toujours aussi spectaculaire de vide. Ses maigres effets eparpillés sont comme une injure à sa vacuité. Il prend le temps de s'étirer, de se réveiller tout à fait avant de s'habiller. Il sort, grignotant des abricots secs. De gros moutons blancs paissent dans l’azur, le soleil comme berger. Les oiseaux pépient, habillant le silence. Il tourne autour de la bâtisse. Les ronces galopent le long de ses murs mais le terrain autour a été entretenu, jadis. Un champ de hautes fougères l'accompagne jusque derrière le hangar. Le forêt borne un grande parcelle envahie de liserons et de graminées. Sous un trio de hauts frênes, se dresse une table de pierre, les pieds mangés par les pissenlits. Son plateau disparaît sous un manteau de feuilles mortes et trempées.
Des signes anciens refont surface : les attaches d'un hamac rouillant autour d'un tronc, et autour d'autre, des fils tendus pour faire sécher le linge. Ailleurs, un gros bidon de fer, un rateau , fourche en haut, appuyé contre. En explorant la parcelle, il découvre des essences plantés par l'homme : des larges feuilles de bananier, les toupets elancés d'herbe à pampa, un figuier noueux et un grand eucalyptus qui finit de se débarrasser de son manteau d'hiver. Il retrouve la trace de chemins rebattus. Il suit le plus marqué qui le mène vers la table sous les frênes. Entre deux arbres, il y a une pompe à eau manuelle. Elle sort directement de la terre et se divise une partie pour le mécanisme du pompage et l'autre pour l'arrivée de l'eau. Tout le mécanisme est rouillé et grince quand on l'actionne. Après quelques coups de pompe, elle délivre une eau marron, et chargée qui s'éclaircit très vite. Les pluies de Mars ont rempli la nappe phréatique. S'il a un point d'eau potable, Marc pourra rester longtemps. Une retraite à l'abri du monde, où personne ne viendrait le chercher. Un cocon d'où il sortirait, debarassé de sa peau morte. Plus propre, plus neuf, plus lui.
Il s'attarde près de l'eucalyptus, arbre qu'il a toujours chéri. Est-ce pour sa silhouettte elancée ? Ses branches squelettiques comme des bras tendus vers le ciel ? La finesse de ses feuilles brillantes ? Son odeur opiacée et piquante ? Il ne sait trop. Il trouve que cet arbre dégage une majesté humble. Il est ému par sa présence. Ses feuilles tristes aux éclats ternes tintent dans le vent comme des sequins de fer blanc. Marc etreint le tronc, respire son odeur lourde et fraîche à la fois. Il reste ainsi, dans le soleil levant, à écouter le vent dans les arbres, aussi seul que le dernier des terriens.
Il finit de dégager tout les meubles qui ont été laissés dans le hangar. Il exhume une penderie en tubulures de métal tendue d'un tissu plastique à fleurs défraichie, un bahut rempli de gamelles, un frigo vide, une grande table à rallonges, une commode aux pieds tournés. Dedans, il découvre un bric à brac disparate : Une bassine neuve d’un rose vif éclatant, quatre pots pleins marqués Coings au marqueur sur le couvercle, un bocal de thym, des assiettes au motifs passés, des verres à pied crasseux, des torchons mités.
Sur le meuble, des crayons dépassent d'un pot et un bloc prend la poussière. Posé à côté, il y a une fronde faite à la main. Sa fabrication est pétrie de la bonne volonté de l'enfance. Sur le manche, trois lettres sont gravées maladroitement : L. E. M.
Un seul enfant ? Une fratrie se repassant le jouet comme un passage de témoin ? Marc en éprouve l'élastique. Il est vieux, poreux et menace de rompre. Le cuir est, lui, souple et solide, doux aux doigts, lustré là où de nombreuses pierres se sont logées avant d'être propulsées vers l’infini.
Le bloc est rempli de scores de scrabble, quelques croquis les égayent, nés de l’ennui des parties qui s’éternisent. Pas de prénoms pour désigner les belligérants. Juste des initiales. Toujours J et M.
Jacques & Mathilde ?
Jérome & Michel ?
Josiane & Martha ?
Le scrabble s’est arrêté sur le mot Bal pour 11 points et M avait gagné.
Ces traces de vie lui pincent le coeur. La fronde, le scrabble, les dessins en marge des parties. Toutes ces vies qui ont, ici, laissé leurs scories avant de sombrer dans l'oubli, dans l'ennui, dans la mort.
La penderie moche ouverte, Marc découvre des housses où des habits de mariés agonisent. Sur son étagère s'entassent des jeux de société : un scrabble, le jeu preféré de J & M, des cartes à jouer, un plateau de dés et un puzzle de cinq cent pièces. Les pièces de carton glissent et se cognent à l'intérieur tandis qu'il l'attrape. Le dessin, que la boîte se propose de réaliser, représente un homme barbu portant un chapeau melon. Le tableau, peint à l'huile, est executé grossièrement. Les coups de pinceaux sont brouillons, les traits du personnage, grossiers Sa bouche, ses joues disparaisssent dans les poils d'une barbe noire et fournie. Son nez est à peine croqué et ses yeux disparaissent dans l'ombre de son chapeau melon, trop grand. Les couleurs sombres qui dominent en font définitivement une croûte. Il le pose sur la commode. Plus tard, peut-être.
Emportant le savon dans un gant de toilette et du change dans la bassine rose, Marc rejoint la pompe à eau, sous les frênes. Au bout de quelques pompages, l'eau est tout a fait claire. Il remplit la bassine, se mets nu et se lave au gant, en grelottant. L'eau est fraîche, l'air est froid. Rhabillé de propre, il en boit un peu, attendant de voir comment son corps va l’accueillir. Le lendemain et les jours suivants, il ne fut pas malade.
Marc alimente un petit feu le un trou profond qu'il a creusé directement dans le sol de terre battue. Le foyer est près de son lit, à l'abri des gouttières. La taille modeste de son feu et l'aération qu'apporte les planches disjointes du hangar supportent qu'il fasse du feu à l'intérieur. Le plafond est très haut, la fumée se perd dans ses ténèbres compactes.
Marc peut faire chauffer l'eau de sa toilette, de son thé et de sa cuisine. Il a stocké du bois mort - les alentours en regorge - et il organise sa résidence, bien decidé à rester le plus longtemps qui le pourra. Marc fait l'état de son pécule. Quarante-trois euros soixante cents. Pour pouvoir en tirer le maximum, il va devoir trouver un supermarché. Il est à trente kilomètres de la ville la plus proche, d'après ses souvenirs. En stop, avec de la chance, il peut faire l'aller-retour dans la journée. Il fait une liste, puis il vide son sac à dos. Avant de partir, il jette de la terre sur les rares braises qui tapissent le fond de l'âtre.
Quelques heures plus tard, il est sur le pas de la porte, pliant sous le poids de sa charge. Sur le retour, il n'a trouvé personne sur la départementale qui croise le chemin de terre et il a fini les derniers kilomètres le séparant du hangar, à pied. Ses épaules crient, ses pieds surchauffent, il est trempé de sueur. Il se débarasse enfin de son sac, s'allonge sur le lit, epuisé mais apaisé d'être d'être revenu sans encombres.
Plus tard, il rangera ses provisions : des pâtes et du riz, des biscuits, de la viande sechée, quelques conserves, du thé, du lait concentré et des fruits.

2 - Le chien
Il l'entend, longtemps avant de le voir. Impossible de confondre l’aboiement d’un chien avec quoi que ce soit d’autre, ici. Même le corbeau a un cri plus tendre que ce chien. Métallique et roulant, cet aboiement annonce un animal hargneux, sourd aux ordres. Marc était en train d'écrire à ses parents, cherchant ses mots pour leur expliquer pourquoi il ne rentrerait pas, quand les aboiements l'ont saisi. Habitué aux bruissements des feuilles et ausx chants des oiseaux comme seul fond sonore, ces cris durs l’ont figé et affolé. Les aboiements sont sporadiques, extrêmement éprouvant pour les nerfs. Ils se rapprochent. Il colle son œil par une fente et guette.
Le chien qui lui apparaît est plus petit que ses cris le laissaient présager. Son pelage est sombre, fourni et hirsute. S’y est formé des mèches sales, semblables à des dreadlocks d’où s’extrait une tête ronde aux oreilles pointues. Le nez au sol, il suit une piste, la perd, se retourne pour mordre l’air et les insectes qui l’asticotent. Il s’arrête parfois pour pousser ses aboiements gutturaux, la gueule en arrière, sans raison particulière. Il n’a pas l’air d’attendre quelqu’un, un maître à sa suite et dont il s’inquièterait.
Le chien retrouve sa piste, elle le mène, se dandinant sur ses pattes courtes, vers l'entrée du hangar.
Marc reste immobile.
Le chien gémit devant la porte, comme s'il souhaitait qu'on lui ouvre. Marc ne sait que faire. Il s'approche discrétement de la porte. Comme s'il le sentait, le chien pousse une plainte d'impatience, avant de se mettre à abayer de façon continue. Des appels mordants et courts, capables de durer toute la vie. Marc doit agir. Il entrebaille la porte, le chien le rejoint à l'intérieur, lui sentant les mollets et lui faisant la fête en aboyant bruyamment, sa courte queue battant furieusement l'air.
« Chutttt... tais-toi ! » ordonne Marc au chien.
Le chien n'en a cure et aboie de plus belle, en le regardant à travers les méches sales de sa tête. Ses yeux sont ronds, d'un noir profond. Il est évident qu'il n'est pas méchant, ni craintif car maintenant qu'il est accroupi auprès de lui, Marc repousse ses coups de langue et marques d'affection.
« Eh, calme toi ! » Fait Marc en le caressant, le forcant à s'allonger. Le chien se met sur le dos, se tortillant sous sa main. Marc le gratte et le frotte, pour le plus grand plaisir de l'animal, ses pattes pédalant dans le vide.
C'est un petit chien, pas plus de trente centimètres de haut sur cinquante de long, une dizaine de kilos au plus. Son pelage noir lance des éclats fauves. Il porte des longs poils emmêlés de bardanes et de boue séche. Malgré son état, ce chien est trop bien nourri pour ne pas avoir de maître même s'il ne porte ni collier, ni tatouage. Marc dégage les poils de l'intérieure de ses oreilles pointues pour s'en assurer.
Le chien, aussi combattif qu'un bébé, se laisse faire. Son regard est impénetrable.

3 -Le puzzle
Il doit manquer des pièces mais il décide de s'en ficher. Il verra bien. Il installe la table au milieu du hangar, la place ne manque pas, à l'abri des gouttières, et en déplie les rallonges. Il récupère la boîte du puzzle sur la commode. Il la secoue, goûtant le bruit si reconnaisable, à la fois glissant et sonore des morceaux de carton. Elle mentionne le nombre de pièces – cinq cent – mais n'indique ni fabricant, ni marque. C'est le portrait raté d'un barbu portant un chapeau melon, donc, qui va lui falloir refaire. En détaillant la reproduction, Marc ne peut que constater la pauvreté dans l'éxecution de ce visage. Le chapeau est beaucoup trop grand, ses formes sont ratés. La moustache et la barbe sont de grands aplats épais et noirs, appliqués sans finesse. Une ébauche de nez surplombe la bouche, perdue dans ce barbouillage. Les traits sont imprécis. Le fond bordeaux ne laisse guère de chance à la toile de rester dans l'histoire de l'art. Marc se demande qui pourrait bien avoir envie de proposer une telle horreur pour la fabrication d'un puzzle. Le tableau n'est pas soigné, le portrait n'est ni original, ni réussi. Marc décide que faire son assemblage sera un acte de contrition. Un mandala moche de carton mou pour egrener ses prières au temps perdu et célébrer la vacuité de l'existence.
Il comprend très vite que les pièces contenues dans la boîte ne sont pas celles qui vont lui permettre de reconstituer l'homme au chapeau melon qu'elle promettait de contenir. D'abord, il y en a beaucoup plus que cinq cent. Elles sont minuscules, assez peu épaisses. Quelques-unes ont leurs têtes tordues et d'autres séparent le carton du décor qu'elles portent.
Les morceaux du puzzle, ceux qui ne laissent pas apparaître leurs dos de carton gris, sont vivement colorés. Il y a beaucoup de nuances de vert, plus de la moitiè des morceaux, estime Marc. D'autres pièces, beaucoup moins nombreuses, éclatent de teintes vives : des jaunes solaires, des rouges sanguins, des bleus cobalt absentes du tableau de la boîte. Il plonge ses mains dans les pièces, elles disparaissent jusqu'aux poignets, et ramènent encore plus de couleurs. Encore plus de vert, du blanc aussi, un peu de noir. Mis à part leurs couleurs, les pièces semblent identiques dans leurs découpes rondes, d'infimes variations sur leurs faces les différencient. Il vide le contenu de la boîte sur la table. Son fond est uni, d'un blanc sale. A faire sans modèle.
Marc commence à trier les pièces par couleur, isolant celle de la bordure. Deux heures plus tard, toutes les morceaux dotés d'un bord droit sont réunis. Marc commence à les emboîter.
Un pan entier de nature est apparu dans le coin gauche de son ouvrage. De larges fougéres et des graminées se partagent l'espace de ce qui ressemble à une friche. Quelques fleurs de pissenlit en égayent la monotonie. Marc est assez avancé dans l'assemblage pour savoir qu'il a affaire à la reproduction d'une photographie. Et que l'homme au melon est définitivement hors du coup.
Mis à part ce champ de fougéres, il n'apparaît pas de sujet précis. Marc sent toutefois qu'il y a en un. Des pièces bleues lui font penser à du jean.
Le travail est long, fastidieux. Sa patience s'y use mais il se plie et endure. Le chien va et vient, vit sa vie de chien. Il lui tient compagnie mais il reste à distance de Marc, préférant sommeiller sur le lit, ou aller aboyer dehors ce qui lui vaut des bordées de : Tais-toi, le chien ! ». Il ne vient à ses pieds qu'au moment des repas, mendiant quelque chose. Marc est en état quasi-catatonique, les rétines tatouées par les morceaux de carton. C'est devenu obsessionnel, il a envie de savoir ce que représente cette photographie. Même si elle est d'un ennui mortel, il veut savoir.
Il ne pense à rien d'autre, c'est reposant. Toutes ses colères se sont tues, le temps s'est suspendu. Dans le silence, dans cet endroit improbable, Marc assemble le puzzle.
Il y a bien un sujet à la photographie, un homme et un chien. Une vingtaine de morceaux dessinent toute la partie gauche de la tête de l'animal. Un chien noir aux oreilles pointues, au pelage long.
De l'homme, il a un avant-bras jusqu'à la main qui etreint un manche rond, comme celui d'un balai.
L'homme sera en pied et occupera 1/6 du cadre, d'après ses estimations.
Deux jours plus tard, la friche barbante de fougères et de graminées en carton grignote de tout cotés le centre du puzzle où se trouve le sujet principal, l'homme et le chien. Il a beau fouillé les pièces sans trouver de détails qui lui dévoileraient les traits de l'homme, aucune commisure de lèvres, aucun trou de nez, aucun sourcil. Le chien est, lui, pratiquement terminé. Il est assis, face à l'objectif. Sa langue rose pend hors de sa gueule et son museau est terreux, comme s'il venait de fouire la terre. Sur la photo, derrière le chien se dresse un arbre au tronc blanc, dont l'écorce part comme une croûte. Un eucalyptus.
Depuis qu'il s'approche de la résolution du puzzle, il se conduit comme un automate, effaré par les révélations qui lui sont dévoilées au fur et à mesure qu'il emboîte les pièces. Voir, c'est croire est devenu son leimotiv.
Ses journées s'empilent, identiques : puiser de l'eau, alimenter le feu, manger, se laver et dormir. Entre tout ces moments, il assemble les petis morceaux de carton comme un mosaïste scrupuleux. Il a presque fini, une centaine de pièces restent à placer, autant dire, rien. Le casse-tête a revelé ses mystères, beaucoup sont eventés. Il est sait qui est l'homme qui est representé par le puzzle. Aussi fou que cela puisse paraître, c'est lui. Le chien dans le puzzle est le chien et l'homme, c'est lui, d'une manière indiscutable.
Les morceaux de carton imbriqués le montre debout, les mains tenant le manche d'une pelle terreuse. Ses yeux sont perdus, regardant derrière l'objectif. Entre lui et le chien, le puzzle est incomplet ne dévoilant pas encore ce qu'il y a dans le trou qu'il vient de creuser.
Marc enrage, se tord les mains. Il manque des pièces pour le finir. Evidemment, ce sont celles révélant ce qu'il a trouvé en creusant, en compagnie du chien. Ce qu'il y a dans le trou, au pied de l'eucalyptus, et qui les sépare lui est encore caché.
Marc fouille, en vain, la penderie, la commode. En cherchant ailleurs les morceaux manquants, il n'est pas très surpris de trouver la pelle avec laquelle il pose dans le puzzle. Son esprit s'hystérise depuis que son visage s'est composé dans l'emboîtement des pièces, et ne fait que gravir un pallier supplémentaire dans l'incrédulité. La pression est intense, la folie rôde, prête à fondre sur lui. Son étrange destinée est-elle en train de s'accomplir ? A la porte du hangar, le chien aboie.
C'est en transe que Marc rejoint l'eucalyptus, les doigts raides autour du manche de la pelle. Le chien trottine sur ses talons.

4- Le trésorLe ciel congestionné ne demande qu'à libérer ses eaux, les coups de vent soudains et contradictoires sentent le métal et annoncent l'orage. Sous ce ce couvercle menacant, la lumière est pauvre, terne. L'eucalyptus étire ses membres en lambeaux comme pour déchirer les nuages boursouflés de colère.
Les tempes battantes, Marc commence à creuser au pied de l'arbre. Le chien jappe avant de plonger dans la terre, la déchirant de ses griffes.
La terre est dure. Il transpire vite et progresse lentement.
Au bout d'une demie-heure, il fait sa découverte. Le ciel se zébre d'éclairs et gronde. Le chien, qui a arrêté de creuser depuis un moment, revient gratter la terre furieusement. Il halète à la tâche, en geignant. Marc est obligé de l'écarter pour dégager ce qu'il a trouvé. C'est une boîte d'un bois très noir, grosse comme une brique.
Le coeur battant, il se redresse car il est persuadé que la photographie qui sert de modèle au puzzle ne va pas tarder à être prise. Comme pour le confirmer, le chien prend la pose en s'asseyant de son côté du trou, la langue pendante, le museau terreux. Alors qu'il s'appuie sur sa pelle, le ciel se déchire pour libérer l'arc d'un éclair blanc, tel un flash cosmique.
L'orage est imminent, le tonnerre roule sous toute la surface du ciel. Marc est secoué de tremblements irréprésibles, se demandant quand il va se réveiller. Il dégage la boîte de sa gangue, la débarrasse de la terre qui la salit. Il bascule son couvercle. Il joue facilement. Elle contient des pièces de puzzle.
La pluie se met à tomber d'une manière aussi subite que furieuse. Serrant son trésor contre son ventre, il court au hangar.
Le puzzle l'attend. S'éclairant par l'intermittence des éclairs, à l'endroit où il est encore incomplet, il lui apparaît comme une bouche noire aux lèvres tordues et brouillées, prête à lui chuchoter les contes d'un autre monde.
Fébrile, il ouvre la boîte libérant les pièces de carton encollé qui tombent en cascade sur la table. Elles sont sombres. Marc recommence l'assemblage, pressé d'en finir, devoré de curiosité. L'orage se dechaîne et déverse des seaux, maintenant. Il gronde et allume le ciel de ses éclairs. Au bout d'un moment, il s'en va tonner ailleurs.

5- Marc, à la fin.La dernière pièce emboîtée, l'ouvrage accompli, il n'y a pas de réponse.
Le puzzle reconstruit les répresentent, lui et le chien, devant l'eucalyptus, dans le champ de fougères et de graminées, derrière le hangar abandonné.
Entre eux, le trou est béant, évidemment fidéle à celui qu'il ont creusé. Au fond, leur trouvaille.

FIN

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