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Les nobols

Publié le 10 mai 2009 par Dagobert
Les nobols
En évidence sur son bureau, est posée une enveloppe rebondie.
Collé dessus, un post-it jaune porte l'écriture de Lugo, son supérieur.

M,
Synthétisez mes notes.
10 lignes max., juste les faits.
Tout les détails sont dans la pièce jointe.
Agrafez-la avec votre mémo.
Sur mon bureau, avant 09h.

Elle prend le temps d'accrocher son manteau à la patère, malgré l'exaltation qu'elle devine dans ces ordres brefs. Et l'exaltation va aussi bien à Lugo qu'une perruque à une poule.
Le contenu de l'enveloppe dodue pique sa curiosité. Assise, elle se force à réajuster son chignon, sa jupe avant de saisir d'un coupe-papier. D'un geste élegant ...riiiiip... elle éventre l'enveloppe, libérant les feuilles.
Elle déplie des notes manuscrites et une lettre typographiée. Elle commence par ça.

1- La pièce jointe
L'E.G. est un virus mutagène, stabilisé en 2005. Le test sur l'homme a commencé en 2006.
Il entraîne la mort par paralysie des voies respiratoires dans les minutes suivant l'injection par intra-veineuse. Aucune lésion détectable post-autopsie.
Sans développement supplémentaire, le virus E.G. a été mis en sommeil.
Mi 2008, accord de trois licences : Zurich – San Fransisco - Melbourne
Janvier 2009, l'équipe suisse fait une découverte capitale.
Elle a établi un autre protocole pour le le virus E. G. Les injections ont commencé sur les légumes, début avril et se poursuivent, sur les fruits et les arbres. A ce jour, voici les variétés qui ont réagi :

1-Pomme de terre
Craintive,roule et se cache - Durée de vie : 3 à 5 minutes

2-Laitue
Se contracte et tremble dès qu'on la touche, expiration unique (oxygène très chargé en eau) - 20 secondes max.

3-Radis
Craintif, arrive à bouger ses fanes, ne survit pas s'ils sont coupés - 25 à 50 heures

4-Chou blanc
Roule (17km/h en pointe ), monte des plans inclinés, recule. Aucune trajectoire significative. - 3 minutes max.

5-Maïs
Agressif, propulse ses grains - 25 à 50 jours

6-Haricot vert
Se replie comme un ressort, mort subite - 5 secondes max.
7-Betterave
Stoïque, résistante - 20 à 40 jours

2 -Les notes manuscrites
16/04/2009 - Zurich
Première visite à l'équipe du Docteur Clamp.
J'ai assisté à une série de tests. Epoustouflant. La réaction s'opére dans les minutes qui suivent l'injection du virus E. G.
Les salades exhalent un unique souffle, les choux blancs roulent d'une manière aléatoire alors que les pommes de terre le font d'une manière délibérée, cherchant à se cacher. On injecte le lot E.G. au maïs, à travers une paroi car il projette ses grains avec violence. Le légume contaminé cesse toute activité s'il est coupé ou cuit. Les analyses cellulaires ont mis en évidence une légére altération du code génétique. Tranché, le légume ne présente aucune formation d'organes, de nerfs, de capteurs sensoriels expliquant le phénomène. Une fois inerte, le légume peut être consommé sans danger.
Apporté une proposition de contrat pour Clamp.

17/05/2009 – Zone 51
Clamp installé. Entièrement tourné vers ses recherches. A focalisé sur les betteraves. Résutats enthousiasmants : durée de vie prolongée, résistance à la cuisson ( 70°c).

26/08/2009 – Zone 51
Premières communications avec les betteraves. Même si toutes les beta vulgaris sont réactives, Clamp travaille avec la variété nobol. Rondes et résistantes à des chutes modérées, elles sont les plus aptes aux déplacements (vitesse de pointe : 15 kilomètres/heure). La racine, même privée de ses fanes, « roule » de son propre chef pour former des messages, via des pictogrammes posés sur le sol. Le seul sens développé des nobols pour décrypter le monde est ce qui s'apparente à notre toucher. Ils en développent une conception du monde et arrivent à associer des élèments : terre-maison, eau-vie et à percevoir des antagonismes simples : chaud-froid, doux-rugueux, droit-penché...

02/11/2009 – Zone 51
Grâce au clonage, Clamp a trouvé la clef pour que le nobol se dote d'une mémoire. Il apprend d'une manière continue, chaque clone possèdant les acquis de sa lignée. Paradoxalement mais logiquement, se développe, chez eux, un embryon de personnalité (autorité, flegme, fatalisme...).
Ils sont dotés d'une intelligence qui ne demande qu'à être nourrie. La théorie de Clamp est que la communication et l'apprentissage se fait par contact. En les touchant, les racines sont traversées par des courants électriques qui, à la manière des synapses, combinent leurs connaissances. Ne possédant que le sens tactile, la conception du monde des nobols est déroutante. Ils sont très curieux, roulant de pictogramme en pictogramme pour tenter d'expliquer leurs perceptions. Leurs questions sont pour le moins étranges, principalement liées à la survie et d'une naïveté presque poétique :
Comment les hommes ont apprivoisé l'eau ? (Nob. 23)
Comment les hommes détruisent ou éloignent les vers de terre ou les pucerons ? (Nob. 96,201)
Quel homme a inventé la pluie ? Et pourrait-on lui parler ? (Nob. 167)
Comment faire pour avoir des doigts, des yeux, des cheveux ? (Nob. 27,143,179)

12/01/2010 – Zone 51
Sauf une équipe réduite qui travaille sur le radis, les recherches sur les autres légumes ont été abandonnés.
Deux cent vingt huit nobols sont dans la phase finale de l'apprentissage du langage. Ils ont rénoncé à nous questionner à cause de la complexité de nos réponses, selon Clamp ou les limites de leur entendement, selon moi. Ils se bornent à obéir à nos ordres, même les plus absurdes, avec une volonté de bien faire évidente. Ils ont developpé une bonne mémoire et sont capables de restituer une conversation, retenir des noms qui ne leur évoque rien, combiner sommairement des chiffres.
Selon Clamp, l'homme est l'égal d' un dieu pour les nobols.

23/03/2010 – Zone 51
Le premier contigent sera prêt dans une semaine. Plus ou moins cinq mille mots de vocabulaire pour chacun des deux cent nobol qui le compose.
Clamp rayonne.

3- Thor & Frida
Elle a presque l'impression de ne pas avoir respirer tandis qu'elle découvrait, estomaquée, les notes de son supérieur et dont elle va devoir tirer un mémo de moins de 10 lignes. Pantelante, elle reprend son souffle.
Lugo me fait une plaisanterie, pense t'elle sans trop y croire, toutefois.
La farce est exclue, ce mot est absent du vocabulaire des gens qui travaillent,comme elle, dans cette organisation gouvernementale. Des gens qui ne perdent pas ni leur temps, ni l'argent du contribuable à monter des canulars pour les sécretaires.
Etourdie par ces révélations, sa conscience professionnelle reprend le dessus dans un geste automatique. Elle allume son ordinateur et tandis qu'il se lance dans un souffle, elle repense au dernier rapport sur lequel elle a travaillé pour Lugo : Thor & Frida.
Elle frissonne en se rappellant que cela concernait les résultats des manipulations hormonales menées en Europe de l'Est. Des bébés traités, in utéro, aux hormones de croissance naissaient, pour une infime minorité, vivants.
Certains, même, grandissaient malgré leurs difformités. Certains atteints de gigantisme et d'autres de rachitisme, tous promis à une vie brève de cobaye.
Dans ce rapport, elle faisait état de l'avancée des expériences menées sur Thor, trois ans et demi. Bébé si énorme à la « naissance » qu'il a fallu fendre sa mère pour le sortir. Thor dépassera les deux mètres et les cent quatre vingt dix kilos d'ici sa quatrième année, si sa courbe de croissance reste stable. Son cerveau atrophié rend son contrôle difficile. Il a deja tué trois assistants, et en a mutilé huit.
Elle mentionnait aussi les progrès de Frida, autre pauvre créature de huit ans, tordue par la myopathie, famélique et muette, mais arrivant à déplacer des objets par la pensée, à allumer des feux par sa seule volonté.
Le dossier contenait des photographies dont la cruauté vient fouetter sa mémoire. Des dizaines de clichés d'enfants morts pour la plupart, comme des contrefaçons de bébés, exhibant des goîtres, des membres tordus, des organes hypertrophiés jusqu'aux déchirements des chairs. Elle a du mal à s'arracher à ces visions de chairs au supplices, revenues vivaces.
Elle tâche de reprendre son sang-froid et y parvient, un peu.
Les programmes sont chargés, l'unité centrale ronronne. Ses doigts, raidis par l'effroi, agrippent la souris comme le mourant, la vie. Son regard vole, vague, au-dessus des notes eparpillées sur son bureau...
- Comment s'appellent-elles, déjà, ces betteraves mutantes ? C'est un drôle de nom, s'interroge t'elle, soucieuse de ne plus penser ni à Thor, ni à Frida.
Elle reprend les notes de Lugo.
Les nobols.
Ses mains planent un instant au raz du clavier, ses doigts caressent les touches avant de se mettre à les frapper, de plus en plus précisement, de plus en plus vite. Au creux de son ventre, le malaise s'est assoupi.

4- Le mémo
Sujet : Nobols
Le processus de mutation, d'abord instable, chez les légumes a connu des développements satisfaisants, principalement sur la Beta Vulgaris (betterave commune).
A ce jour, ces légumes baptisés Nobols développent une forme d'intelligence rudimentaire qui tend à s'affiner. Nos équipes ont réussi à leur apprendre notre langue et à établir la communication, à les doter d'une mémoire. Leur personnalité reste à l'état embryonnaire. L'ascendant de l'homme sur eux est écrasant, ce qui en assure un contrôle total.
Ils sont résistants, peuvent se déplacer sur de courte distance et restent inoffensifs si ingérés.
Deux cent unités prêtes pour phase d'application.

Huit lignes, compte t'elle.
Elle relit, imprime, agrafe la pièce jointe.
A son arrivée, à 09h00, Lugo le trouve sur son bureau.


5- Renvoi d'ascenceur
Même si le contenu est digne d'un mauvais récit de science-fiction, ce mémo a la vertu de camoufler l'énormité pour ne laisser apparaître qu'un squelette présentable, un compte-rendu froid et quasi-clinique.
Depuis Zurich, Lugo a l'impression de vivre une chute vertigineuse. Son esprit cartésien s'est sérieusemenent effrité lorsqu'il qu'il a eprouvé la colère d'un épi de maïs, expulsant ses grains contre une paroi en plexiglas. Et que dire de ces betteraves que Clamp, tel un Frankesnstein potager, a doté de vie et d'intelligence ? Depuis le mois d'avril, il vit dans une hébétude emerveillée où les événements s'enchaînent d'une manière si inattendue qu'il a le sentiment tenace de vivre un rêve. Un rêve où Clamp, promethée en blouse blance, éveille des légumes à la vie. Un rêve où il tombe, et dont l'issue devient plus pressante, plus dramatique.
Les questions sont venues lancinantes et revenues grandissantes.
- Et si leur intelligence exponentielle devenait dangereuse ? Et si elles arrivaient à pousser dans cet état sans l'intervention de l'homme ? Clamp l'a envisagé, et à même commencé des expériences la-dessus. Tout cela peut devenir vite incontrôlable... »
A ses idées inquiètes se mêlent des visions de gloire et leur disputent le siège de ses pensées..
- Tout de même, communiquer avec un légume ! L'apprivoiser ! Le contrôler ! Où est le danger ? Avec si peu d'organe sensoriel et de un si bas degré de sophistication, les nobols nous resteront inférieurs. Pour toujours et à jamais. Après tout, ce ne sont que des betteraves.
C'est sur cette réflexion absurde qu' il attrape un stylo et, à la suite du mémo de Martha, écrit :


Bill,
Darwin Cox postule à la prise en charge de ce dossier.
Il préconise l'infiltration de nobols dans les ambassades, les repas de chefs d'état, mais aussi, des cantines d'entreprises, des marchés bios,... la liste est à définir entre services.
Il déclenchera une opération sur le terrain, à partir du mois prochain, s'il obtient le poste.
Cox nous a soutenu dans le dossier Thor & Frida. Son appui a été décisif pour la reprise des essais.
Renvoyons-lui l'ascenceur.



FIN


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