Jeffrey D. Sachs est professeur d'économie et dirige l'Institut de la Terre à l'université de Columbia. Il est aussi connu à travers sa coopération avec des agences internationales sur les thèmes de la réduction de la pauvreté, l’annulation de la dette, et le contrôle épidémiologique – notamment du SIDA, dans les pays en voie de développement. Il est le seul universitaire à avoir figuré plusieurs fois au classement des personnalités les plus influentes du monde publié par le magazine américain Time Magazine. Nous reproduisons ci-dessous sa tribune parue dans Les Echos, no. 20413, du lundi 27 avril 2009.
« La pénurie d'eau est responsable de nombreux conflits dans le monde ou de leur aggravation. Du Tchad au Darfour (Soudan), du désert de l'Ogaden (Ethiopie) à la Somalie, à travers le Yémen, l'Irak, le Pakistan et l'Afghanistan, s'étend un immense arc de terres arides où la rareté de l'eau provoque disettes, extrême pauvreté et désespoir.
Des groupes extrémistes comme les talibans peuvent facilement recruter dans de telles communautés. Et les gouvernements perdent leur légitimité lorsqu'ils sont incapables de garantir à leur population des besoins de base comme eau potable, récoltes, nourriture pour le bétail....
Les dirigeants politiques, les diplomates et les chefs des armées dans ces pays en conflit considèrent ces crises comme ils le feraient pour tout autre défi politique ou militaire. Ils lèvent des armées, organisent des factions politiques, combattent les chefs de guerre ou les fanatiques religieux.
Mais ces actions ne répondent pas au problème fondamental d'aider ces communautés dans leurs besoins urgents d'eau et de subsistance. Du coup, les Etats-Unis et l'Europe dépensent des dizaines, parfois des centaines de milliards de dollars pour envoyer des troupes et des bombardiers pour réprimer des rebellions ou pour lutter contre les « Etats faillis », mais ils n'envoient pas le dixième voire le centième de ces sommes pour lutter contre le manque d'eau et le sous-développement.
Les problèmes de l'eau ne se résoudront pas d'eux-mêmes. Bien au contraire ! Ils ne peuvent que s'aggraver, sauf si la communauté internationale réagit. Selon des études de l'Unesco et de la Banque mondiale notamment, de nombreux pays pauvres et instables sont confrontés à un fragile équilibre en matière de ressources en eau. Le manque croissant d'eau, surtout dans les zones arides, reflète l'explosion démographique, l'assèchement des nappes phréatiques, le gaspillage, la pollution et les effets dévastateurs du changement climatique. Des solutions pratiques existent. Elles passent par de très nombreuses actions, comme une meilleure gestion des ressources en eau, une amélioration des technologies pour accroître l'efficacité de leur utilisation, et de nouveaux investissements conjoints, publics, d'entreprises et d'ONG.
Dans les « villages du Millénaire » en Afrique, un projet des Nations unies, nous travaillons avec des communautés pauvres, les gouvernements, les entreprises pour développer des solutions afin de répondre à l'extrême pauvreté dans les zones rurales. Au Sénégal, par exemple, JM Eagle, un fabricant de tuyaux en PVC, a offert plus de 100 kilomètres de canalisations, pour permettre l'accès à l'eau potable de plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Mais la pénurie d'eau menace de toucher de plus en plus de pays, riches ou pauvres. Les Etats-Unis, par exemple, ont encouragé une ruée sur les Etats arides du Sud-Ouest. Le coeur agricole de l'Australie, le basin Murray-Darling, connaît aussi de graves sécheresses. De même, le bassin méditerranéen est menacé par le changement climatique. D'une région à l'autre, l'origine précise de la crise varie. Le Pakistan, un pays déjà aride, souffrira sous la pression de la croissance rapide de sa population qui, de 42 millions en 1950, atteindra 184 millions en 2010 et 335 millions en 2050, si les prévisions « moyennes » de l'ONU se réalisent.
Il est nécessaire de trouver des solutions à tous les niveaux : à l'intérieur des communautés agricoles, comme au Sénégal, le long des cours des rivières et, internationalement, par la lutte contre les pires effets du réchauffement climatique. Des solutions durables passent par des partenariats entre gouvernements, entreprises et sociétés civiles. Ce qui ne sera pas facile à obtenir et à gérer car ces différentes entités ont souvent peu d'expérience, si ce n'est aucune, du travail en commun.
De plus, la plupart des gouvernements sont mal équipés pour faire face à ces difficultés alors qu'ils doivent aussi apprendre à travailler avec les communautés locales, le secteur privé, les organisations internationales et les donateurs. Les ministères chargés des questions de l'eau emploient, traditionnellement, des ingénieurs et des fonctionnaires non spécialisés. Alors qu'il est nécessaire de faire appel à des experts sur des questions allant du climat à l'écologie, en passant par l'agriculture, la population, l'économie, la vie et les cultures locales.
La prochaine étape cruciale est de réunir des scientifiques, des dirigeants politiques et du secteur privé de pays qui ont des problèmes identiques et de réfléchir ensemble à de nouvelles approches en la matière. Un tel brainstorming permettrait d'échanger des informations qui pourraient sauver des vies et des économies. Cela soulignerait aussi une simple vérité : le défi commun du développement durable doit réunir un monde divisé, par la richesse, la religion et la géographie. »