Blocages

Publié le 10 mai 2009 par Jlhuss

-Ravie de vous voir, Mme Daube, depuis tout ce temps !… Qu’est-ce qui ne va pas? vous avez l’air toute chose.

-M’en parlez pas, je suis bloquée de partout.

-Mais encore ?

-Du dos, du ventre, du gousset, de la descendance : ça fait pitié. Ne demandez pas les détails.

-Mais si. Confiez-moi vos blocages, comme dit son psy à ma voisine, professeur des écoles. Allez, on a bien cinq minutes.

-Il faudrait des heures, Mme Michu, vous n’avez pas idée.

-Confiez-vous en gros.

-Justement, tout a commencé avec mon petit-neveu…Oui, j’en ai un. Je ne m’en vante pas plus que ça. Disons qu’il a une certaine façon de poursuivre ses études qui essouffle surtout l’entourage. Vingt-cinq ans en 2ème année d’économie, mais pas économe de son temps libre, je vous prie de croire. Voilà pas qu’il m’appelle en mars : « Taty, ma faculté est bloquée, je viens camper chez toi.»

-Sa faculté de logement ? de subsistance ? Ne me dites pas qu’on leur coupe les bourses à cet âge !

-Oh non, de ce côté-là je crois savoir que ça va pour lui…Et puis cessez, Mme Michu, de faire la bête. Vous savez bien ce que c’est qu’une fac bloquée , depuis quarante ans : un grand palais de roi Pétaud avec des chaises en pyramides comme au Centre Pompidou, des frustrés de l’apprentissage assis par terre comme à Woodstock, des profs chercheurs de poux dans le Devaquet ou la Pécresse et battant le beurre parce qu’on veut leur compter le fromage, bref une fête des fous,  une boum démocratique à la française, c’est-à-dire avec poings levés, pancartes, piquets de grève, et le tralala.

-Bon, rien de neuf. Mais votre dos, là-dedans ?

-L’autre soir, ce double mètre me dit : « Taty, t’aurais pas un vieux drap ? » Je me dis : c’est pour les pique-nique printaniers sur le campus, au moins il est soigneux, ce p’tit. « Madame, expliquent ses lieutenants », (car j’en cantonne trois quatre maintenant : à la guerre comme à la guerre !), « on n’a plus de calicot pour les banderoles, et y a défilé demain. » Je tique un brin. « Si vous plé, m’dame, ajoute leur minette aux armées, mi-suppliante mi-goguenarde, rappelez-vous que vous avez été jeune. » Là, je me dis : Arlette, ça te coûtera moins cher de leur lâcher un vieux linge que trois pétards de la carabine de ton pauvre Albert. Je monte à ma chambre, je grimpe sur une chaise, je me hisse pour atteindre le dernier rayon, et là soudain crac !

-La chaise qui lâche.

-Non, le nerf qui coince. Blocage du dos jusqu’à la cuisse. Impossible même d’opiner ou de dodeliner depuis huit jours.

-Je comprends mieux votre petit air hautain. Je me disais : tiens, elle a dû gagner au tirage… Mais vous parliez aussi du ventre, du gousset. Racontez voir.

-Bon, mais vite, Mme Michu, faut que j’aille m’étendre, ça me lancine du centre à l’extrême gauche …Donc mon pavillon est devenu depuis deux mois un QG de l’estudianterie facultative. Or, entre une séance de tag sur lin et une répétition de slogans en « -cul », il faut bien le nourrir, tout ce beau monde. J’ai d’abord cru de mon devoir de cuire de la viande, mais vu l’appétit de ces avaleurs, je courais au découvert. Je me suis dit : Non, non, Arlette, le déblocage d’une université publique classée cent-dix-huitième ne vaut pas le blocage de ta carte de crédit. Fais du riz. Après tout, la moitié du monde s’en nourrit très bien.

-Et cette graine a déplu au Comité de salut public ?

-Nenni. Ils avalent tout, sauf les réformes.

- Alors ?

-C’est moi, depuis trois jours : blocage total. Je m’épuise à contrecarrer l’excès de riz par l’abus de pruneaux, si vous me comprenez. Je sens venir l’occlusion. Je crains que ça finisse sur le billard.

-En ce cas faites vite, Mme Daube. Les urgentistes hurlent eux aussi que ça ne passera pas.

-Non-assistance, Mme Michu, je porterai plainte !

-Les tribunaux sont encombrés. Même les gardiens de prisons font bloc contre l’engorgement, bref ça gonfle de partout, on dit que ça peut péter.

-Ah ben, tant mieux, ça débloquera !

Arion

[dessins de “Croquignolet “]

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