Magazine

Terre [2]

Publié le 10 mai 2009 par Didier54 @Partages
[Le premier épisode est là]
Terre [2]Je m'étais finalement laissé convaincre. De toutes façons, je ne restais pas assez longtemps en ville pour chercher à gagner du temps. Alors je racontai. Elle venait de finir sa première tarte au flan. Et moi de mettre un terme à plus de dix ans d'esquives. Je racontai tout, sans filtre, avec moult détails. Tout. Dix ans, dix secondes, dix minutes. Pas plus. Ca ne pèse pas bien lourd, finalement, un secret. Quoique. Désormais, du silence flottait dans ce café pourtant bruyant. C'était comme un nuage floconneux qui se plairait là et qui déciderait de ne plus bouger malgré le vent contraire. Au point qu'elle attaqua sa seconde tarte. J'aurais aimé qu'elle m'en mette une, là, tout de suite. Mais nous n'étions pas encore assez intimes, c'était évident. Qu'elle y aurait songé qu'elle ne l'aurait probablement pas osée. Je profitai du moment pour vérifier, regardant alentour, si seul notre silence s'était pointé ou si d'autres trainaient dans les partage. Rien, évidemment. Pas grand chose, disons. Ah, si, là-bas, peut-être. Ce couple. Quoi que non. A bien y observer, je sentis que ce n'était pas un silence, entre eux, c'était bien davantage, plus épais, corné, usé. une guerre, sourde et froide, de celles qui se nouent sans mots. Loin, le silence. Jeté. Vidé de sa substance. Exsangue. Pourquoi restaient-ils côte à côte, d'ailleurs ? Je me le demandais. Pourquoi s'infligeaient-ils cette proximité ? N'avaient-ils donc pas d'autres gens avec qui tuer le temps ? Des amis, de la famille, un prêtre, un avocat, une tireuse de carte ?
Je passai d'autres tables en revue. Il y avait beaucoup de monde. C'était l'après-midi. Un samedi. Ce n'était pas si étonnant, en fait. Qu'il y ait beaucoup de monde. J'aurais eu une montre, je l'aurais consultée tellement je ne savais plus ni quoi faire ni quoi dire après ma longue tirande et en attendant que Sylvie dise que chose. Mais je n'avais pas de montre. Je cherchai des yeux une pendule que je ne trouvai pas. Je regardai Sylvie sans la regarder, quand je remarquai ce type. Au comptoir. Il avait de la terre aux semelles. Il portait des bottes, le genre à venir se jeter un godet de courage avant d'aller bosser, ou de s'en jeter un après le boulot, ou les deux, je n'en savais rien, après tout. J'en était à me demander ce qu'un type des champs venait faire en tenue à la brasserie de la gare, en pleine ville, quand je remarquai que Sylvie avait quitté son regard parti net au moment de mes premières paroles et venait d'en prendre un autre. Elle déshabilla le silence et je lui en sut gré. Tout n'était pas perdu pour ma première relation sexuelle. Vraiment.
Tu as mangé de la terre... Mangé de la terre... De la terre...Cela me suffisait. Elle me donnait vraiment l'impression de vouloir faire entrer au burin dans sa tête chacun des mots pendant que je me demandais comment j'allais remonter la pente avec elle surtout avec le peu de temps qui nous restait.
Son excitation des premières minutes, son exubérance, s'étaient envolées. Sa voix avait changé. Plus posée, maintenant. Avec des mots prononcés plus lentement. Le teint plus grave. Ca ne pinchait plus. Elle me croyait, je le sentais, et si je n'en éprouvais aucune fierté, je devais quand même ressentir une sorte de soulagement. Elle m'avait toujours cru capable de tout. En même temps, elle n'y croyait pas, tout bonnement parce que c'était incroyable. Tuer quelqu'un. Et manger de la terre. Incroyable.
Je n'avais pas évoqué le cadavre. La prison. Les "experts", vus et revus. Mystère, un point c'est tout, restons-en là cher Monsieur. Bracelet électronique, néanmoins.
Exceptionnellement, je l'avais mis à mes pieds. Pas au poignet. Cheville gauche. Pas poignet droit. Ca ne manquait pas de m'interroger, ça m'occupa d'ailleurs un bon moment durant le trajet : mais comment allais-je faire lorsque nous serions au lit ? Au point que j'avais opté pour une relation qui se ferait à la va-vite, debout, moins glamour, et de surcroît plus conforme avec le temps que je m'étais imparti.
Le couple s'était levé. Il paya. Elle marcha devant. Il suivit. Il avait envie de quoi ?
Sylvie devait en être aux points de suspension de sa phrase car un peu après, elle ajouta : Mais c'est dingue ! Dingue !
Elle souriait, maintenant. Un peu. Les bottes avaient quitté le comptoir, j'avais terminé mon thé, j'hésitais. Ce sourire, était-il peur ? Moquerie ? Promesse, genre celle-là pour sûr, je vais la raconter. Je frissonnai à cette perspective, me voyant star chez le coiffeur, puis à la pause entre collègues, héros des soirées entre amis, et même des soirées où l'on ne se connaît pas. Un vernissage d'expo, peut-être ? Un pot après un spectacle ?
Sylvie était de ceux qui vivent à mille à l'heure, se plaignant de leur célibat tout en le vantant dés qu'elle en avait l'occasion. Comme les banlieusards faisaient la promotion du Paris avec tous ces spectacles mais qu'ils n'avaient jamais le temps d'aller voir. Ces pensées étaient de toutes façons stupides de ma part : je n'étais venu ici que quelques heures. Pas plus de quelques heures. C'est ce que je lui avais écrit. C'est ce que j'avais fait.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Didier54 35 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte