Passage du nord-ouest publiait en fin janvier L'odyssée barbare de Daniel Sada. Quelques mois plus tard, une rapide recherche google ne retourne presqu’aucun papier un tant soit peu substantiel, hormis ceux de nos camarades Bartleby, G@rp et Antonio Werli. L'auteur est Mexicain et son pays était l'invité du dernier salon du livre de Paris, il était probable que la plupart des médias attendaient les suppléments publiés à l'occasion pour en causer. Ce ne fut même pas le cas. C'est dommage : avec L'odyssée barbare, Daniel Sada présente un des textes les plus importants et les plus difficiles de la littérature latino-américaine de vingt dernières années.
Alors qu'il était pour première fois en âge de voter, Daniel Sada se rendit au bureau de vote local. Pratiquement en tête de file, lorsque que son tour allait venir, il fut le témoin du vol de l'urne par une bande de malfrats probablement à la solde du cacique local. Quelques années plus tôt, à une époque où ces soucis d'ordre politique étaient sans doute très loin de lui, Sada assistait, à l'école primaire, aux classes de Panchita Cabrera, institutrice très vieille mode qui enseignait aux élèves du petit village de Baja California à apprécier la mélodie de leur langue en leur apprenant les règles de la métrique: heptasyllabes, octosyllabes, hendécasyllabes, décasyllabes et alexandrins. A l'heure d'écrire ses propres romans, Sada se décida d'emprunter ces formes poétiques pour les appliquer à sa prose, avec une forte préférence pour l'octosyllabe, structure par excellence de l'âge d'or espagnol, qu'il jugeait être idéale pour écrire en castillan. Ces deux anecdotes biographiques ont une importance terrible si l'on veut aborder L'odyssée barbare.
Le récit s'ouvre sous un soleil cruel (de plomb dans la vf) qui tape sur les nerfs d'hommes et de femmes déjà au bord de la crise: un camion vient d'arriver dans le village de Remadrin, sa benne chargée de cadavres. On l'apprendra par la suite : une foule marchant pour protester contre le vol d'une urne de vote s'est retrouvée criblée de balles. Il se pourrait bien que les deux fils de Trinidad se décomposent à l'air libre, mais plutôt que d'aller, moitié-mort d'inquiétude, s'enquérir du sort de ses enfants, le père fainéant décide de poursuivre sa sieste. Et nous voilà, pense-t-on, lancés sur une saga familiale aux teintes politiques et policières. Les apparences sont trompeuses : certes, le lecteur aura droit aussi bien à la famille qu'à la police ou à la politique mais L’odyssée barbare, c’est bien autre chose. Eh oui, tout change quand Trinidad s’endort : Sada n’écrit déjà plus un roman linéaire, il passe à une narration fragmentaire et circulaire, à travers laquelle il donne à lire les événements vitaux d’une très large galerie de personnages qui rentrent en collision aussi bien dans l’action du livre que dans sa structure. Cette organisation, en plus de jouer donc sur la multitude d’hommes et de femmes concernés, est aussi une désorganisation temporelle, où jeudi suivrait vendredi qui précède lundi. Au lecteur de remettre les éléments en place, dans une séquence qui lui serait plus acceptable. Il devra compter pour cela sur les indices laissés ici et là par un narrateur certes omniscient mais sans doute pas tout à fait raisonnable. En résulte donc chez celui qui tentera de démêler l’écheveau une plus grande confusion. Combien de manifestations ? Qui est mort quand et qui fait quoi après ?Mais pourquoi cette embrouille ? D’un point de vue purement littéraire, Daniel Sada n’est pas un théoricien et, pour l’avoir entendu parler de son roman au salon du livre, il est sans doute la dernière personne à laquelle il faille demander d’expliquer ses choix. On peut tout de même dire une chose : bien que le thème de la fraude électorale puisse être considéré comme journalistique et donc se soumettre à un traitement plus clair, il ne faut pas compter sur Sada pour prendre ce chemin. En effet, il considère qu’il appartient au lecteur de s’affronter à un défi lorsqu’il lit un livre, un défi spirituel qui implique l’imagination et la réflexion, tout en demandant du lecteur qu'il accepte les règles du monde de Sada. Il s’agit là d’une caractéristique de l’œuvre de cet écrivain, mais que peut-on dire de plus pour L’odyssée barbare ? Son titre original (voir plus bas) détient une des clefs du roman : il s’agit d’une histoire de mensonges. A travers un village fictif d’un pays bien réel (mais renommé Magico), Sada rend compte de la passion pour la mystification des mexicains. Ses compatriotes auraient peur de la vérité, trop simple et cruelle, alors que le mensonge, lui, ne finit jamais et permet de dissimuler la cruauté de la réalité. D’une certaine façon, la structure circulaire et les contradictions apparentes qui remplissent les pages de L’odyssée barbare brouillent la perception du lecteur de la même manière que le mensonge brouille la vie des mexicains. Et paradoxalement, pour beaucoup de lecteurs, c’est source de plaisir tout comme pour beaucoup de mexicains, c’est source de soulagement.
Mais même si l'on décide que les décisions prises par Fell sont plus qu'acceptables, il reste tout de même un grand problème : la question du rapport entre style et sens. Parce que dire qu'il faut préserver ce qui est dit et la structure du roman, quitte à ce que ça se fasse au détriment de l'écriture de l'auteur, ça revient à dire que celle-ci ne contribue pas au sens de l'œuvre. D'un côté, tous les livres précédents de Sada avaient aussi été écrits en versifiant la prose, en respectant les règles de la métrique donc on ne saurait arguer que c'était une particularité de ce texte et qu'il y aurait ainsi un lien intime entre trame et style. Dans cette optique, oui, ne pas retrouver un français métrique est une perte mais finalement pas si significative. D'un autre côté, Sada déclare lui-même que L'odyssée barbare est un projet total. Je ne pense pas que ce soit dans le sens roman total, englobant ou tout Mexique ou le monde entier mais bien qu’il s’agit d’un travail où tous les éléments sont capitaux. Il en ressort donc que toucher à un seul d’entre eux, c’est sévèrement amputer le roman.A l’heure de conclure, je suis assailli par des sentiments contradictoires. Dans sa version française, L’odyssée barbare est un excellent livre, probablement un des plus marquants de ces dernières années. On ne peut qu’être heureux de la décision de Passage du Nord-Ouest de le publier et de Claude Fell de le traduire. On souhaite toujours que les textes importants écrits dans des langues étrangères puissent venir enrichir notre corpus linguistique, et il n’y a aucun doute que cette édition est un apport capital. Aucune traduction n’est parfaite et si l’on préfère parfois pas de traduction plutôt qu’une mauvaise traduction, je pense qu’une traduction acceptable mais contestable vaut bien mieux que rien. Dans ce cas-ci, étrangement, elle est plus qu’acceptable mais aussi bien plus contestable qu’habituellement. C’est sans doute un paradoxe qui en dit beaucoup sur la force du texte de Sada ainsi que sur ce qu’aurait pu être sa version francophone. Et finalement, c’est ça qui vient assombrir notre joie : le défi était impossible mais qu’est-ce que ça aurait donné dans les mains d’un inconscient qui ne croit pas à l’impossibilité du défi de retranscrire dans notre langue le travail d’un auteur chez qui le langage est souverain.
(La première photo est de Daniel Mordzinski)