Magazine Bourse
Quatre fois l’an, la grand-messe des trimestriels d'entreprises nous donne à entendre l’émouvant prêchi-prêcha des vestales du temple,
chargées d’éclairer les consciences sur ce que le Marché aura pensé des derniers comptes d’exploitation. La lessiveuse tourne à plein, au son du tambour, pour élucider les écarts de
cours qui s'ensuivent ; les missi dominici sont à la manoeuvre, analystes d’abord qui ont fixé le consensus, répétiteurs ensuite qui l’ont copié-collé, et enfin,
spécialistes du jour d’après, parfois de simples saute-ruisseau, qui relatent sans désemparer la sentence. Dans ce concert de justifications opportunistes, nul n'entendrait qu’une conséquence ne
dépendît pas d’une cause, ni qu’on n’identifiât pas quelque prétexte à l’échappée d’une cotation à contresens. Le Marché a toujours raison, dit-on : il ne rend pas compte, il fait signe, et
d'aucuns décryptent. Ceux-là, explicationnistes, parleront de tout et ne démordront de rien, au prix de contorsions cérébrales qui n’interpellent plus personne de tant de manquements au bon sens
commun. Aucun intéressé ne saurait si facilement vendre la poule au renard 1.
Voici Dow Chemical, un géant de la chimie américaine : le 30 avril dernier, le groupe annonce ses résultats du premier trimestre : ils sont mauvais. Les recettes ont plongé de 39%, le bénéfice
est symbolique, à 24 millions de dollars contre 941 millions un an auparavant. Ces comptes succèdent à un bilan plus médiocre encore du trimestre précédent, qui avait vu le chimiste y endurer une
perte de 1,55 milliards de dollars. Dans son rôle, la Direction pointe donc « des signes d’un ralentissement du rythme de contraction de l’activité
globale », mais dit aussi ne pas prévoir de mieux à court terme 2. Un esprit normalement conformé eût apprécié ce panorama avec circonspection, sinon avec
déploration, et qui sait, porté son regard ailleurs. Wall Street joua une autre partition : le titre s’envola de 18,43% dans un volume record ! Emporté dans la danse, le chroniqueur d’une radio
économique, rompu au bavardage, justifia ce décollage au motif que « les investisseurs s’attendaient à pire 3-1 ». Le même, décidément sous la mitraille, sua d’absoudre Renault d’une hausse de 9,64%
après que le constructeur eut annoncé une baisse de 30,8% de ses recettes pour le premier trimestre, pire qu’attendue, dans un contexte de recul de ses ventes mondiales de 22,4%. « Renault voit le bout du tunnel (…) avec l’objectif d’un flux de trésorerie positif pour le groupe cette
année 3-2 ». Une raison, une autre, c’est égal.
D’autres compagnies, au parcours industriel plus glorieux, dévissent paradoxalement, sans émouvoir davantage l’aplomb du sérail. Ainsi, le 12 mars dernier, tandis que l’on apprenait l’amputation
d’un bon tiers des profits des majors du CAC 4, le groupe Lagardère termina lanterne rouge des prestigieuses, chutant de 15% en séance,
non sans avoir quant à lui annoncé … une hausse de son bénéfice annuel de 11,1% ! « Le Marché attendait mieux (…) Hors contribution du groupe aéronautique EADS, le bénéfice recule de 0,8% (…) Les investisseurs s’inquiètent du manque
de perspectives 3-3 (…) Un plan d’économie dans le pôle presse et
audiovisuel 5 (…) » entendit-on du côté des abstracteurs de quintessence 6, passés maîtres dans l’art de patiner le réel selon la thèse qu’ils désirent instruire
après coup. L’estocade décisive vint cependant des épées de la rationalité financière, Citigroup et UBSSchuss bancaire
(…) La crise financière issue des subprimes força la sidération : tant de milliards vaporisés ici, tant d’autres là qu’on a peinait à compter, en attendant les suivants qui ne manqueraient pas
d’émerger ! En avril 2008, le G8, réuni en grande pompe, donna cent jours aux banques pour révéler leurs pertes ; peine perdue : près d’une année après, les dépréciations affluaient encore.
Ainsi, la gestion du risque, un pur oxymore, dévoile-t-elle la vraie nature des institutions, celle d’une cupidité sans faille aux accents artificieux de la haute finance éclairée, qui finalement
ne maîtrise rien, ne sait rien, à commencer par l’étendue de ses propres méfaits. « Greed is good » lançait Gordon Gekko dans Wall Street, permis de dévaster en poche. Certains ne s’en privèrent
pas (…)
, orfèvres ès qualités, qui amincirent
nettement leurs objectifs de cours sur le titre au vu « de prévisions pires que prévu 7 ». Hé quoi ! Le Marché anticipe, le Marché sanctionne, et certains, payés pour, boivent
son calice jusqu’à la lie en esquissant un signe de croix ! Las, le lendemain tout est oublié : le titre Lagardère a désormais retrouvé ses niveaux du printemps, dans la fureur des indices ; la
suite est à l’évidence imprévisible. Car l’avenir nous est définitivement celé, n’en déplaise aux pressés de conclure.
Point de déterminisme donc dans le grouillement de l’espèce. Nonobstant, la réalité sait aussi se montrer bonne fille, ici et là, en validant le jus des commentateurs. Gare ! La minute suivante,
un fait nouveau se présente, qui remet le travail sur le métier et l’expertise à l’épreuve. Micro-économie, macro-économie, les occasions ne manquent pas de dévider la marche du monde, ni les
faux-fuyants pour circonstancier un jugement. Veut-on expliquer la marche des entreprises ? Croissance organique, chiffre d’affaires, résultat brut d’exploitation, profit, endettement,
réduction des coûts, perspectives d’avenir, …, autant d’indicateurs qui ne marchent pas nécessairement du même pas, dont on saura retenir le plus causal. Veut-on expliquer la marche des indices,
c’est-à-dire des nations ? Confiance des consommateurs, balance commerciale, prix à la production, ventes de détail, stocks
de pétrole, inscriptions au chômage, moral des fermiers de l’Ohio, …, autant de chiffres, plus ou moins biaisés, souvent contradictoires, dont on se
fera un mérite de citer le plus résonant. Dans le roulis économique, une statistique chasse l’autre, une illusion domine l’autre : la page ne doit pas rester blanche, ni le parler silencieux. Le
même 12 mars, on apprenait aussi qu’un tiers des entreprises du CAC avaient vu leurs bénéfices s’accroître en 2008 4. Le réel n'a pas son pareil pour donner à tricoter et à détricoter.
L’explicationnisme, art de l’à-peu-près et du vite dit, a ses resucées comme la chansonnette a ses rengaines. Les Marchés, tantôt plombés, tantôt dopés, sanctionnent ou saluent, sont
déçus, puis frémissent ou flambent, dans le sillage de Wall Street. Les investisseurs sont inquiets, puis rassurés, puis à nouveau inquiets ; ils prennent leurs bénéfices (jamais leurs
pertes), ils achètent à bon compte (jamais à
contre-courant), ils consolident leurs positions … Ah, braves soldats inconnus de la doxa libérale, qui n'ont ni nom, ni adresse, ni boîte postale pour nous dire ce qu'ils voient, ce qu'ils
entendent, ce qu’ils arbitrent ! Voyez combien ils sont toujours en ordre de marche, combien cette multitude qui grouille, à l’affût du moindre battement d’ailes 8, fait preuve d’une rationalité irréfragable, et force le respect.
Voilà qui vaut bien tous les jeux de raquettes, tous les discours filamenteux, bref, toutes les compromissions pour ne jamais déjuger le sacro-saint Marché ! Et que celui-ci change généralement
d’avis tous les jours, sinon plusieurs fois par jour, sous le feu de statistiques toujours capitales, ne montre que plus la nature rituelle du babil des professionnels. Du reste, ceux-ci ne sont
pas imprudemment à livrer bataille et risquer d’être tués dès le commencement de l’action 9 : leurs opinions sont suspendues au verdict du Marché. Elles ne le
précèdent jamais, elles lui succèdent. C’est plus sûr.
Le 05 mai, Alstom publia un excellent bilan 10. Dès
l’ouverture, le cours du groupe se cabra, puis chuta jusqu’à finir lanterne rouge du CAC (-4,46%). « Alstom présente des perspectives assez floues
(…) et navigue à vue : ses perspectives de marge ne dépassent pas un an
3-4 (…) ». Eh oui ! La bourse a horreur de l’incertitude, qui est le propre de l’avenir, et
l'horizon temporel des traders, myopes et
suivistes, travaillés par le stress, est toujours celui du court terme ! Il y a donc peu à attendre de l’instant du Marché. Et encore moins à expliquer.
(1) Vendre la poule au renard : trahir les intérêts qui nous sont confiés (Littré
1970)(2) Cercle Finance, le 30/04/2009)
- « Dow Chemical : le bénéfice chute à 24 M$ au T1 2009 »
(3) BFM Radio, le 30/04/2009 - « Le grand journal » (17:45 puis 19 :15)
- Emission « Le Grand
Journal », le 30/04/2009 vers 17:15 ;- Emission « Le Grand
Journal », le 30/04/2009 vers 19:15 ;- Emission
« Intégrale Bourse », le 12/03/2009 vers 15 :15 ;- Emission
« Intégrale Bourse », le 05/05/2009 vers 15 :15 ;
« Hé oui, Alstom risque de dépenser beaucoup d’argent ces
prochaines semaines. Il confirme son intérêt pour une grosse filiale d’Areva (…) estimée par certains entre 3 et 5 milliards d’euros. ‘ Nous avons les moyens financiers de financer cet achat et
nous ferions une offre en cash ‘ a déclaré Patrick Kron, le PDG d’Alstom (…) Une offre en cash pour montrer sa force de frappe, pourtant Alstom présente des perspectives assez floues (…) Alstom
prêt à dépenser navigue en fait à vue : ses perspectives de marge ne dépassent pas un an. La crise devrait rogner les commandes de centrales électriques. Donc le paquebot ne sait pas où il
vogue, mais une bonne nouvelle, il flotte de mieux en mieux : pas de craintes fondamentalement sur ALSTOM qui a encore publié ce matin des bénéfices en forte hausse de 30% (plus de 1,1
milliard d’euros ». Un peu plus tard (vers 17 :30), on entendra également au sujet d’Alstom : « La Bourse a horreur de l’incertitude »
(4) Le
Monde, le13/03/2009 - « Les profits du CAC 40 ont chuté de 39% en 2008 »
« Les entreprises du CAC 40 ont (...) beaucoup
plus souffert de la crise en 2008 que prévu. Elles ont globalement dégagé 59,153 milliards d'euros de résultat net, en chute de 39 % par rapport à 2007 (…) Leur chiffre d'affaires progresse
toutefois de 5,41 % (…) Les financières voient leurs
résultats chuter de 88 % (…) La valeur boursière des entreprises [est] actuellement souvent inférieure à la valeur réelle (…) Un bon tiers des entreprises du CAC 40 voient néanmoins leurs
bénéfices augmenter en 2008. Globalement, les groupes qui proposent d'augmenter leur dividende sont plus nombreux que ceux qui proposent de le baisser, mais les montants des hausses proposées
sont bien inférieurs à celui des baisses »
(5) Le
Figaro.fr, le 12/03/2009 - « Le bénéfice de Lagardère a progressé de 11% en 2008 »
« Le groupe
annonce un nouveau plan d'économies de 70 millions d'euros dans le pôle presse et audiovisuel, qui prévoit 250 suppressions de postes en Espagne, en Italie et aux Etats-Unis. Didier Quillot,
président du directoire de Lagardère Active, précise que la Russie sera également touchée, ainsi que la France mais « très légèrement ». Un gel des salaires « au-dessus d'un certain niveau, dans
tous les pays dont la France» et des mesures de baisse des frais généraux, des dépenses marketing et de promotion sont également au programme. Ce plan s'ajoute à celui engagé en 2007 dans le but
de dégager 86 millions d'économies en 2009 ». [Ndla] - A ce propos, chacun se remémorera le théorème de Michelin sur la nature généralement haussière des plans d’économie, et supputera à
cette aune que celui de Lagardère fut trop timoré pour lui valoir quelque faveur boursière immédiate.
(6)
Pierre Balley (1985) - « Mythes et réalités »(7) Cercle Finance, le
13/03/2009 - « Lagardère :
UBS toujours acheteur, objectif abaissé »(8)
L'effet papillon, du météorolgue Edward Lorenz, résume une métaphore en théorie du chaos(9) Talleyrand parlant du général
Joubert à la batille de Novi (Mémoires - Tome I)(10)
Boursier.com, le 05/05/2009 - « Alstom : comptes annuels solides, coupon en hausse de 40% »
« Alstom a dégagé un bénéfice net de 1,1 milliard d’euros au terme de son exercice clos le 31 mars dernier, en croissance de 30% par rapport au précédent
exercice, et en ligne avec les projections médianes des analystes. Le résultat opérationnel ressort à 1,53 milliard d’euros, en progression de 19%, matérialisant une marge de 8,2% contre 7,7% un
an avant. Les commandes reçues progressent de 5% à 24,58 milliards d’euros, pour un carnet qui a atteint 45,67 milliards d’euros. Seul indicateur principal dans le rouge, la génération de
cash-flow recule de 10% à 1,48 milliards d’euros. ».
Illustration : Image extraite du site encyclopedienumerique.wordpress.com