Le bien commun (12)

Publié le 08 mai 2009 par Hermas
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CH III.– LE BIEN COMMUN, LOI SUPREME ET PRINCIPE SPECIFICATEUR DE LA SOCIETE PARFAITE (suite)

1. La société est nécessaire au bien de l’homme (suite)
A. Jusqu’où va la philosophie : la société, à laquelle l’homme est naturellement incliné, est nécessaire au développement de sa personnalité et à l’obtention de son bonheur naturel

Commençons par la société naturelle parfaite, ou politique. L’homme y est naturellement incliné. Elle est naturellement nécessaire au développement complet de sa personnalité naturelle et à l’obtention de son bonheur naturel, en cette vie comme en l’autre.
a] Le désir de perfection humaine ne peut être satisfait que dans la communication sociale
Différentes raisons permettent d’établir cette inclination naturelle de l’homme à la société civile (ou politique) parfaite.
La première, fondamentale, est que tout homme est naturellement incliné à son bonheur. Nul ne désire autre chose que d’être heureux.
Il ne se trouve personne qui ne désire être heureux et qui n’ait naturellement en horreur la misère et le malheur. C’est là un fait indiscutable, d’expérience universelle.
Or, tel qui désire naturellement un tout désire naturellement aussi les parties dont il se compose, et sans lesquelles ce tout ne peut pas subsister. De la même manière, celui qui désire naturellement atteindre une fin déterminée, désire naturellement aussi les moyens essentiels, et de soi nécessaires, qui y conduisent.  L’un est nécessairement inclus dans l’autre.
Le bonheur inclut, comme partie essentielle, ou comme présupposé nécessaire, l’être, l’exister. En effet, celui qui n’est pas, qui n’existe pas, qui ne vit pas, ne peut pas être heureux. L’inclination à l’être, l’amour de l’être, de la vie, est aussi naturellement enraciné dans la nature humaine que l’est le désir du bonheur.
Encore faut-il préciser qu’il ne s’agit pas d’un être quelconque, ni d’une vie quelconque. Il s’agit d’un être parfait, total, d’une vie épanouie et pleine. Parce que, par hypothèse, l’homme heureux est celui à qui rien ne manque, et qui possède tout. Par conséquent, le désir d’être en toute perfection, selon son corps et son âme, sans aucun manque de membre ou de faculté, comme il advient chez un boiteux, un manchot, un sourd, un borgne ou un dément, est également inclus dans le désir naturel du bonheur. Dans cette mesure, il lui est tout aussi naturel.
Bien plus. Le développement achevé de tout l’homme, de son corps comme de son âme, est inclus dans l’être complet, intégral et achevé, et dans la vie parfaite. Plénitude et intégrité de la vie humaine. A proprement parler, on ne peut pas dire d’un enfant, d’un primitif, d’un vieillard décrépi, d’un infirme ou d’une personne méchante qu’ils sont heureux. Dans le désir naturel d’être heureux, ces défauts sont naturellement exclus, tandis que sont incluses les perfections opposées. L’homme, par conséquent, désire naturellement être un homme complet, avec toute la plénitude d’humanité qui est incluse dans une vie heureuse : être adulte, en bonne santé, épanoui, sage, bon. Tout homme désire naturelle savoir et être bon, même s’il se trompe parfois dans la détermination concrète de ce qu’il doit connaître et de ce qu’il doit faire pour être, en réalité, sage et vertueux.
Finalement, on ne peut être et vivre comme un homme complet et parfait que dans la société humaine parfaite ou politique. On ne peut être vraiment sage sans rapport à la sagesse d’autrui, si l’on ne communique pas avec ses semblables, si l’on ne s’enrichit pas de leurs apports. On ne peut être vraiment bon si cette bonté ne se traduit pas en œuvres de bienfaisance (1)  à l’égard de nos semblables : le bien, de soi, est expansif, communicatif. Faire le bien est le propre de l’homme bon.
L’homme est naturellement communicatif. Par nature, il est doué de la faculté de parler, et la parole est nécessairement ordonnée à un interlocuteur. Nous parlons spontanément avec les animaux : avec le chien, le chat, le cheval, même s’ils ne nous rendent pas la pareille. C’est pourquoi il nous manque quelque chose dans ce genre de relations. Un homme seul, un solitaire, s’il ne parle pas avec Dieu, comme un héros ou un saint, s’ennuie, tombe malade, s’abrutit. Recherchant naturellement ses semblables, l’homme cesserait d’en être un s’il ne vivait avec eux en société. Son bonheur ne peut être complet s’il ne le communique aux autres, en leur compagnie, dans une amitié parfaite. Un repas bien partagé a meilleure saveur ; le bonheur partagé entre amis est bien plus délectable et plus complet (2).
Cela ne fait donc pas de doute. L’inclination de l’homme à s’unir aux autres et à former avec eux une société civile parfaite, pleinement suffisante au développement complet de sa personnalité naturelle humaine, est incluse et enveloppée dans son désir et son inclination au bonheur (3).

(à suivre)
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© TRADUCTION, NOTES ET COMMENTAIRES

(1) NdT : Le P. Ramirez parle « d’œuvres de charité et de bienfaisance », mais nous préférons ne retenir que ce dernier terme pour éviter toute équivoque puisque l’auteur se situe ici d’un point de vue uniquement philosophique. L’idée développée n’y perd rien.

(2)
NdT : Au sommet, si l'on peut dire, des exigences naturelles de l'homme à vivre en société, il y a le désir de communier avec ses semblables dans l'amitié. Significativement absente des discours politiques contemporains, l'amitié occupe en revanche une place capitale pour les Anciens. Aristote, pour ne citer que lui, a consacré à l'amitié les plus belles pages de l'Ethique à Nicomaque [L. VIII, cf. Trad. Gauthier et Jolif, Paris, Ed. B. Nauwerlaerts, 1970, t. I, pp. 212-275]. « Sans amis, qui voudrait de la vie, dût-il être comblé de tous les biens ? » (Loc. cit., p. 212). Rien n'est plus nécessaire à la vie, dit-il. Elle aide les jeunes gens, secourt les vieillards et les faibles, porte les uns et les autres à de belles actions et elle est si belle elle-même ! Il est éclairant de remarquer que c'est au sujet de l'amitié qu'Aristote étudie les différentes formes de gouvernement. Car l'amitié est également politique pour lui, puisqu'elle est humaine. Elle conduit les hommes à s'assembler, mais c'est aussi elle qui fait le ciment vivant du corps social constitué, de la famille à la cité, et il n'est de récompense plus élevée pour un prince ici-bas que d'être aimé de ses sujets. Singulière leçon pour notre temps, où la vie politique se nourrit des rivalités partisanes qui dressent régulièrement une partie d'un peuple contre une autre.

Vitoria, reprenant cette idée dans son étude du pouvoir, dit qu'à supposer même que l'homme puisse se suffire à lui-même, sans société, ce que toute la tradition à laquelle il se rattache exclut résolument, sa vie ne serait qu'un fardeau triste et désagréable (Leçon sur le pouvoir politique, p. 42, n. 4). Reprenant une idée magnifique, chère à Cicéron [L'amitié, XXII, 88], il ajoute que nous pourrions bien monter jusqu'au ciel pour y contempler tout l'univers et la beauté du firmament, tout cela ne nous servirait de rien si nous n'avions ne fût-ce qu'un seul ami à qui faire partager notre bonheur (Op. cit., p. 42, n. 4). La nature n'aime pas plus la solitude que le vide. L'expérience montre dans les comportements humains, chez ceux du moins qui ne se conduisent pas comme des « bêtes sauvages » (Op. cit. p. 43, n. 4), une inclination profonde à aimer et à être aimé. On en voit la preuve dans cette solidarité respectueuse qui unit les hommes dignes de ce nom, au-delà de leurs divergences réputées les plus indéracinables, au spectacle mystérieux et terrible de la souffrance et de la mort. Là, sans fard ni artifice, la nature parle à la nature et dément, par une éloquence qui se passe de tout discours, le cri absurde et cruel de Hobbes selon lequel l'homme ne serait qu'un loup pour ses semblables.

(3) Cf. De Regno, l. 1, c. 2, nn. 2-3, ed. cit. pp. 222-223.