Le lecteur distrait des déclarations des membres du gouvernement ou du Figaro aura le sentiment que le conflit universitaire se résume à une énième manœuvre de l’extrême-gauche pour tenter de déstabiliser le pouvoir, à coup d’occupations étudiantes et de blocages des facs. Manœuvre minoritaire certes mais déplaisante tant elle vient entacher le grand œuvre réformateur sarkozyste. Les étudiants seraient ainsi soit des otages (les bons), empêchés de passer leurs examens, soit des fauteurs de trouble (les mauvais) soucieux d’en faire le moins possible pour décrocher des diplômes à bon compte tout en appelant à la grève générale. Fermez le ban.
L’université, victime de la réformite aiguë de Nicolas Sarkozy
Comme la justice hier ou l’hôpital aujourd’hui, l’université a elle aussi été prise dans l’agitation réformatrice du Président de la République. Il a martelé à de multiples reprises combien il était nécessaire de la rendre (enfin…) « compétitive », ne serait-ce qu’afin que la France parvienne à hisser quelques-uns de ses fleurons « de la société de la connaissance et de l’innovation » dans le top 50 mondial du désormais fameux « classement de Shanghai ». Et même si tout a été dit sur l’inanité dudit classement ou sur les errements conceptuels et pratiques d’une « compétitivité » appliquée sans discernement à tous les secteurs de la vie publique, rien n’y fait. « L’enseignement supérieur, la recherche et l’innovation sont notre priorité absolue » a rappelé Nicolas Sarkozy lors de son discours du 22 janvier 2009 au cours duquel, dans ce style à la fois approximatif et vulgaire qui le caractérise, il a copieusement insulté l’ensemble des universitaires et des chercheurs français.
Le mouvement actuel est en réalité tout à fait inédit. Il vient d’un refus massif chez les universitaires de l’application de la « réforme » Pécresse, celle de la soit-disant autonomie des universités. Il ne s’agit donc pas – contrairement à ce qu’essaie de faire croire le gouvernement – d’une simple et saisonnière agitation étudiante, même si certains étudiants conscients de ce qui est en jeu ont rejoint leurs enseignants. La mobilisation sans précédent des universitaires – à la fois en nombre et dans la durée – aurait pourtant dû alerter le gouvernement : il s’agit ni plus ni moins d’une lutte contre la mort d’une certaine idée de l’université qui fait de celle-ci un lieu libre, ouvert et fécond sur lequel la société devrait massivement parier plutôt que tenter d’économiser. Le gouvernement a, par cynisme ou par aveuglement, ignoré cet enjeu, feignant de croire à des soubresauts corporatistes faciles à calmer par quelques concessions de façade. Il s’est lourdement trompé, ne veut pas l’avouer et porte donc la pleine et entière responsabilité du chaos actuel et à venir.
La « réforme » Pécresse : entre idéologie et gâchis
Au fond, la crise actuelle a une double origine. La première, qui dépasse largement l’université, c’est la volonté d’appliquer coûte que coûte les règles du New Public Management (NPM) aux établissements universitaires. En France, cette application des nouvelles règles de gestion publique inspirées du secteur privé passe essentiellement par la LOLF et la RGPP – il s’agit en fait de faire des économies sur les emplois publics en « rationalisant » la gestion à partir d’objectifs et de critères d’évaluation quantitatifs. Le gouvernement actuel ayant décidé de pousser très loin cette logique qui correspond, dans une version technocratisée, aux vieilles revendications pseudo-entrepreuriales du patronat et d’une partie de la droite. Les conséquences de ce qu’il faut bien appeler une idéologie managériale sont d’ores et déjà visibles (suppression nette d’emplois publics sans redéploiement là où les besoins sont pressants…) sans que pour autant que ni les finances publiques ni l’efficacité des administrations et services publics aient été améliorées. On notera d’ailleurs que ce mouvement dépasse largement la France et s’applique aussi bien au niveau européen que dans de nombreux pays.
A l’université, l’application brutale et sans aucune négociation (il y a eu une simple concertation de quelques jours avec les « organisations représentatives ») des principes de cette nouvelle gestion publique, a pris corps sous le nom de « loi sur la liberté et la responsabilité des universités » (LRU) dite encore loi Pécresse ou loi sur l’autonomie. Elle a été votée en août 2007, au beau milieu des vacances, comme il se doit dans une démocratie éclairée lorsqu’une « réforme » en profondeur des universités est en jeu. Mais c’est l’application de la loi LRU, début 2009 (vingt établissement sont devenus « autonomes » et les décrets d’application notamment celui concernant le statut des enseignants-chercheurs ont été annoncés), qui a mis le feu aux poudres. En fait d’autonomie, la loi LRU a donné tous les pouvoirs (budget, gestion du personnel, politique scientifique, relations avec les entreprises…) aux présidents des universités plutôt qu’à l’université elle-même comme collectif, comme cela se fait, une fois encore, dans tous les grands pays du monde – ceux précisément qui sont bien classés dans les palmarès internationaux dont la ministre ne cesse de se réclamer ! Bref, le pouvoir sarkozyste a choisi une énième déclinaison du bonapartisme plutôt que de s’inspirer de Montesquieu – où un président d’université aux pouvoirs élargis aurait eu face à lui des contre-pouvoirs réels, à travers l’institution d’un « sénat académique » par exemple. Certains verront dans cet acharnement à reproduire un modèle « hyperprésidentialiste » à tous les niveaux de la société une forme de cohérence du sarkozysme ; on y verra malheureusement un éloignement mortifère de tout principe de réalité qui conduit à amplifier les problèmes déjà lourds de l’université française.
La deuxième origine de la crise actuelle vient d’un sentiment de gâchis face à cette réforme. Gâchis de l’idée même de réforme, défigurée par la pratique actuelle du pouvoir. Gâchis aussi parce que l’université française souffre de multiples maux bien réels auxquels le gouvernement a pris soin de ne surtout pas s’attaquer. Qu’il s’agisse, par exemple, du déficit dramatique de moyens dont elle souffre en raison d’un sous-investissement continu depuis trente ans – à la fois par rapport à l’enseignement secondaire systématiquement privilégié, par rapport aux universités dans les pays comparables à la France ou encore par rapport aux organismes publics de recherche – ; qu’il s’agisse encore de la séparation entre grandes écoles, universités et organismes de recherche qui nuit à la fois à l’égalité et à l’efficacité du système français ; qu’il s’agisse aussi de la profonde dégradation de la condition étudiante tant en matière de vie quotidienne (santé, logement, financement des études…) que de scolarité (accueil, bibliothèques, accès aux NTIC…) ; qu’il s’agisse enfin de la faible attractivité de la carrière universitaire (un enseignant-chercheur qui débute après au minimum huit à dix ans d’études supérieures touche moins de 1700 euros par mois). Ces quelques exemples, parmi beaucoup d’autres, montrent que les réformes à mettre en œuvre ne manquent pas. Ce gouvernement en engageant une véritable contre-réforme de l’université a gâché une occasion historique.
L’urgence d’une vraie réforme de l’université
C’est d’autant plus terrible que les universitaires sont loin d’être opposés à l’idée de réforme. Mais pas n’importe comment. Ainsi, pour ne prendre comme exemple que quelques termes du débat actuel, sont-ils largement favorables à la compétition, à l’évaluation et à l’autonomie – là encore à rebours de l’image que le pouvoir a véhiculé d’eux, image complaisamment relayée par la plupart des médias. Ils y sont favorables ne serait que parce qu’ils y sont habitués : compétition et évaluation font partie de la vie professionnelle des universitaires lorsqu’il s’agit, par exemple, d’obtenir un poste, une promotion, un financement de recherche, la publication d’un article ou d’un ouvrage ; ou encore parce qu’ils veulent pouvoir gérer eux-mêmes leurs établissements contre une administration centrale trop souvent déconnectée des réalités, à la fois dirigiste et peuplée de soit-disant experts ou de bureaucrates qui n’ont souvent jamais vu un étudiant de leur vie.
Si on ne réforme pas l’université contre ses acteurs, on ne peut pas non plus la réformer contre le sens commun. Ainsi, comment prétendre vouloir faire entrer la France dans le XXIe siècle, dans cette « société de la connaissance et de l’innovation » que chacun appelle de ses vœux, en se mettant à dos ceux, universitaires ou chercheurs, qui en sont précisément les moteurs. Les économies de bouts de chandelle sur les postes d’enseignement et de recherche qui sont, au fond, la finalité de la contre-réforme gouvernementale actuelle conduisent à des retards et à des impasses dont on aura du mal à sortir. Mais plus profondément, plus gravement encore, la politique du pouvoir actuel conduit à la fois à déconsidérer aux yeux des Français le métier même d’universitaire et de chercheur – en les faisant, par exemple, passer pour des privilégiés, des fainéants et de coûteux improductifs –, et ainsi à décourager tant ceux qui sont en poste que ceux qui voudraient entrer dans le métier. Cette démoralisation générale sera longue à guérir et ses conséquences se feront longtemps sentir. C’est pourquoi on ne doit pas seulement déplorer cette politique mais aussi la combattre pied à pied.
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