Pan sur les grands sachants, d’eux-mêmes fort contents ! C’est sur cet alexandrin un brin voltairien qu’il convient d’ouvrir ce livre. Christian Baudelot et Roger Establet sont dans la bonne doxa sociologique de gauche ; ils l’ont prouvé abondamment par des études telles que ‘La petite bourgeoisie en France’, ‘L’école capitaliste en France’, ‘Le niveau monte’ et ‘Allez les filles !’. Leur analyse de l’école française aujourd’hui n’en est que plus savoureuse. Loin des corporatismes crispés comme des postures idéologiques ancrées dans le vieux 19e siècle, ils analysent froidement le contentement de soi de la caste inspectorale. Leur constat est sans appel : la France a des résultats moyens pour un pays riche et cette moyenne couvre pudiquement un écart croissant entre des ratés de plus en plus nombreux et des élites de plus en plus étroites. Une telle remise en cause de notre E.NAt qui se prend pour le miroir du monde ne peut qu’intéresser.
Les auteurs partent d’une enquête comparative, opérée tous les trois ans sur les élèves de 15 ans, dans tous les pays de l’OCDE. Ce Programme International pour le Suivi des Acquis, des élèves (PISA) a une méthodologie rigoureuse (les auteurs le prouvent) et ne se contente pas d’un bête palmarès (tarte à la crème de la presse à scandale). Tout son intérêt est dans les détails. La pente intellectuelle française, celle d’une société hiérarchique et autoritaire (« sûre d’elle-même et dominatrice », aurait dit de Gaulle à propos d’une autre société), est celle du déni. Cachez ce sein que je ne saurais voir ! Si le mercure ne monte pas assez haut pour notre vanité, autant casser le thermomètre. Or, « disons-le d’emblée, la plupart des problèmes identifiés par cet exercice de comparaison à grande échelle pointent un même ensemble de causes : l’élitisme républicain de notre école, sa culture du classement et de l’élimination précoce, sa tolérance aux inégalités et à leur reproduction » p.10. Le résultat ? L’E.NAt est un mauvais élève dans sa catégorie des pays riches et développés. « Non seulement elle compte un taux très élevé de jeunes en échec, mais elle ne parvient pas à fournir des élites assez étoffées pour répondre aux besoins de la nouvelle donne économique. En somme, elle n’est ni juste ni efficace » p.10 Je l’avais dit autrement à propos du supérieur, agacé de ce sentiment de supériorité immérité qu’ont ceux qui se prennent pour nos élites.
PISA le montre : les pays au premier rang des performances scolaires sont ceux qui limitent le plus les inégalités. De quoi prendre espoir et orienter une opposition saine – mais où est-elle, cette opposition, sinon dans le déni et la crispation sur les zacquis ? Les tares françaises vont du haut jusqu’en bas.
1/ La contradiction entre grandes écoles et l’université. Les premières sont très sélectives, elles attirent les meilleurs, mais négligent la recherche au profit du pouvoir ; les secondes accueillent la masse sans distinction, avec d’évidents problèmes de moyens gaspillés faute d’orientation, et une recherche dispersée qu’on voudrait caporaliser.
2/ La contradiction entre enseignement technique et offre économique. La majorité des élèves du technique choisissent des formations tertiaires où existent peu de débouchés, au détriment de formations industrielles où l’on manque de spécialistes.
3/ La contradiction entre la sélection précoce (hier par le latin et l’allemand, aujourd’hui par les maths seules) et la nécessité d’un tronc commun jusqu’en Troisième. « La France n’a pas su se doter d’un véritable tronc commun assurant une formation élevée au plus mauvais élève sortant du plus mauvais de nos collèges » p.13.
D’où les résultats très moyens des Français de 15 ans au dernier test PISA de 2006 : 17e/29 pour la compréhension de l’écrit, 18e/30 pour les maths, 19e/30 pour la culture scientifique. La méthodologie du test prend en compte les inégalités sociales dans de nombreuses composantes, elle s’établit indépendante des institutions différentes d’un pays à l’autre (redoublement, public/privé, forme des exercices). Le formatage éducatif français ne vise en rien à épanouir l’individu, encore moins à aiguiser son esprit critique pour rendre le jugement autonome. Au contraire ! Il s’agit surtout de réciter le monde plutôt que de le comprendre. L’esprit particulièrement « scolaire » français sélectionne la reconnaissance de la bonne réponse plutôt que l’invention de rédiger un texte. Les petits Français formatés école ont des difficultés à prendre des initiatives et tendent à se référer avant tout à un schéma connu, appris. De 10 à 20% d’une classe d’âge ne suit pas, ayant de graves difficultés pour comprendre même ce qui est écrit. « Il est clair qu’aujourd’hui la médiocrité des scores moyens obtenus par la France est en grande partie imputable à l’ampleur de l’écart entre la tête et la queue du peloton, et à la part importante des élèves à la traîne » p.32. Dans les pays de l’OCDE, moins il y a de cancres, plus il y a d’excellent élèves. L’échec scolaire du grand nombre réduit fortement l’élite qui se dégage. Or l’école française va dans le mauvais sens : entre les PISA 2000 et 2006, la performance des plus faibles se dégrade !
Le redoublement est en France « un outil de sélection et de hiérarchisation précoce » p.47. Ailleurs, on redouble moins ou pas du tout. D’autant que « l’absence de repères extérieurs à la classe susceptible d’aider les enseignants à situer le niveau de leurs élèves frappe souvent d’arbitraire la décision d’un redoublement » p.53. Ce boulet des 40% de redoublants français à 15 ans (record mondial !) ne stimule ni les individus stigmatisés par l’échec, ni leurs pairs plus jeunes qui ont tendance à imiter les plus grands dans la même classe. D’où ce mimétisme du ‘fout rien’ qui fait honte à ceux qui ont de bonnes notes. Certes, le milieu social a une influence sur les résultats scolaires, PISA la mesure autour de 14% pour les pays de l’OCDE. Mais les différences entre pays sont fortes : « Il y a moins d’écart de réussite scolaire entre un fils d’ouvrier et un fils de cadre japonais, suédois ou sud-coréen, qu’en France entre un enfant de cadre intellectuel et un enfant d’ouvrier » p.62. « En Finlande, en Islande ou en Corée du sud, l’école corrige près de deux fois plus les inégalités sociales de départ qu’en France » p.67. Il faut dire que l’école n’est pas un sanctuaire et « les enquêtes PISA mettent notamment en évidence la fâcheuse tendance de la société française à entretenir de profondes inégalités économiques et sociales sous le masque d’un discours égalitaire » p.73. Combien de fois l’avons-nous dit sur ce blog : pose démocratique et pratique de caste, théâtre « de gauche » et carrière égoïste.
N’accusons pas les immigrés, plutôt leur relégation en « ghettos français ». Selon les auteurs, les enquêtes sont claires, « la proportion d’immigrés ne joue aucun rôle dans le résultat global d’un pays, dans son taux d’échec scolaire, dans la quantité de ses élites et dans l’écart entre les immigrés et les autres » p.90. Les immigrés ont des résultats plus faibles que les autres dans tous les pays mais meilleure est la réussite des autochtones, meilleure est aussi la réussite des immigrés.
N’accusons pas la mixité : « les filles tendent à sous-estimer leur valeur en mathématique et les garçons à la surestimer » p.100 C’est l’inverse pour le français. Meilleur est le système scolaire et meilleurs sont les résultats des filles en maths. La France, pour une fois s’en sort bien, avec un faible écart entre sexes… mais dans la filière la plus élitiste ! Et ces bons élèves n’iront pas conforter la recherche, allant en majorité dans les Grandes Ecoles qui destinent à des positions hiérarchiques.
Quelles sont les pistes pour, au vu de la comparaison avec les autres pays, améliorer notre système scolaire ? « Supprimer tout ce qui fait obstacle à la constitution d’une véritable école unique – les redoublements, les constitutions de filières clandestines, les groupes de niveau – et développer les aides personnalisées sans en faire le prétexte à des ségrégations. A long terme, l’action déborde le cadre scolaire : la constitution des quartiers en ghettos ethniques et sociaux forme un obstacle majeur… » p.117.
Un beau pavé dans la mare des certitudes élitistes, que la caste qui cornaque le mammouth devrait étudier avec attention. Car c’est cela la démocratie : le libre débat des citoyens avec les « spécialistes » autoproclamés qui aimeraient bien décider tout seul, comme sous Lénine, sans que bas peuple ne vienne y mettre son gros bon sens.
Christian Baudelot / Roger Establet, L’élitisme républicain, Seuil collection République des Idées, mars 2009, 120 pages.