Chacun se racontait des histoires. Il y avait des séparations, des drames, des trahisons, des serments rompus, des désillusions, le désir à nouveau d’y croire, tous les ressorts de la narration la plus classique. C’était une manière de faire passer la douleur, l’influx nerveux qui dévastait le corps, de lui donner une raison, lui qui n’en avait aucune. On se répétait ces histoires, essayant sans doute de personne en personne d’inventer un fil conducteur, des répétitions et des dissemblances, des récurrences. Parfois on en parlait à d’autres, à ses amis, à sa famille, quand le corps faisait encore mal et que le langage devait s’incarner en lui. Souvent on en parlait seul, comme si cette parole ne concernait que nous. On laissait passer le temps du corps en se murmurant ces mots, en faisant usage du langage pour se rassurer, présence étrangère de la voix prononcée, et le trouble du corps passait, la secousse s’émoussait sans jamais s’arrêter, elle diminuait jusqu’à devenir notre mémoire. C’était peut être la première forme de récit: l’histoire des séparations et des sentiments amoureux. La rencontre de deux corps étaient simplement moléculaires. L’entrechoc de particules dans une configuration passagère. Il n’y avait aucune raison lui donnant un sens. Mais nous avions besoin d’un sens, alors nous répétions tout ce qui s’était passé, nous le vivions par le langage une seconde fois en le reconstruisant avec des événements, des enchaînements, des causes logiques, d”autres illogiques, des énervements et des sursauts. La conquête du sens était une invention, l’invention même du récit.