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Au sein du monde (2ème partie et fin)

Par Sandy458

Aya suspend son chant d'amour et se souvient des jours passés.

Elle se revoit, petite fille haute perchée sur ses longues jambes maigrichonnes, courant  avec les autres enfants du village, sœurs, frères, cousins et cousines mêlés.

Les piaillements enfantins résonnaient au milieu des palabres sans fin des adultes, rendant difficile le marchandage des troupeaux de chèvres aux longues oreilles pendantes.

C'était avant.

Avant l'arrivée des camions et la construction d'une base de recherche agrochimique occidentale  inaugurée en grande pompe par les autorités militaires du pays.

Ils l'avaient bâtie du côté du puits de ravitaillement, celui qui sert tout autant aux hommes qu'à abreuver les bêtes ou à irriguer les plantations. Cela leur avait semblé très pratique pour bénéficier des ressources naturelles plus aisément.

Devant ce spectacle de mauvais augure, les vieilles femmes aux corps asséchés s'étaient camouflées les yeux avec des pans de leurs habits de tissu bariolé.

L'adage ne dit-il pas que « lorsque le blanc pose le pied sur ce sol, les nuages s'amoncellent à l'horizon » ?

Elles avaient frappé la terre de leurs mains ridées, invoquant tous les esprits pour protéger le village des charognards.

Mais les occidentaux savaient y faire, ils distribuaient leurs surplus de nourriture aux habitants.

Pendant les dix années de leur présence, ils avaient laissé leurs bidons de produits stockés à même le sol.

Goute après goutte, les résidus de liquides et d'huiles s'étaient infiltrés dans la terre pourpre.

Vides, les bidons et les jerricans étaient à la libre disposition des villageois qui en faisaient un usage personnel, encouragés par les occidentaux qui y virent l'occasion d'effectuer une bonne action humanitaire tout en ayant l'opportunité de se débarrasser de leurs déchets.

Au bout de quelques temps, les villageois avaient constaté l'irruption de cloques et des cercles de décoloration pigmentaire sur leur peau.

Puis, les plus vieux avaient été frappés, en  nombre de plus en plus conséquent,  de cécité plus ou moins totale.

Ensuite, les ventres maternels avaient commencé à ne plus être capables de retenir les fœtus et s'étaient mis à les recracher, larves grotesquement déformées.

Avoir un enfant mort-né était devenu d'une banalité inquiétante et les enfants nés viables mais irrémédiablement malformés tétaient des seins au lait empoisonné.

Ils dépassaient parfois leur première année, pour espérer grandir assis hagards dans la poussière, les yeux vides, leurs jambes sans force incapables de les supporter ou encore les bras atrophiés.

Jamais donner la vie n'avait été aussi proche de donner la mort.

Une mort lente qui ne prononçait pas son nom et qui continuait à corrompre ce qu'elle croisait sur son passage.

Les occidentaux  étaient partis, une fois la terre devenue exsangue.

Les hommes du village avaient suivi, ils avaient obtenu la promesse qu'il y aurait de l'ouvrage là où serait  édifiée la nouvelle base de recherche.

Les autorités militaires avaient offert la jouissance d'autres terres, moins épuisées, éloignées de la population pour assurer plus de discrétion.

Miracle d'une bonne transaction...

L'époux d'Aya, aussi, a écouté le chant envoutant de la promesse.

Un matin d'azur délavé, après avoir posé la main sur la tête de son nouveau-né, il a rejoint le groupe des hommes et il est parti, loin du village agonisant.

Un sourire attendri ébauché sur les lèvres,  Aya chatouille le menton de son petit.

A quoi bon secouer les souvenirs lorsqu'on porte, peau contre peau, l'avenir ?

« Tu es un géant, toi mon enfant. »

Elle fronce les yeux, une ombre occulte le soleil.

Mama Bâ, la sagesse incarnée du village, s'approche silencieusement d'Aya et s'assoit à ses côtés.

Si ses yeux ne sont plus très vaillants et sa démarche plutôt vacillante, sa sapience et ses paroles sont respectées avec toute la dévotion due à l'expérience des ancêtres.

Lorsque Mama Bâ parle, les caquets se rabattent et les yeux se baissent.

Les autres femmes l'ont suppliée, elle doit lui parler.

Ce n'est plus possible, elle va attirer de plus grands malheurs sur le village, les vautours le couvrent déjà de l'ombre de leurs ailes. Aminata a senti l'haleine fétide du charognard penché sur elle pendant son sommeil.

« Aya, il faut restituer ce qui doit revenir à la terre, ton fils s'est envolé... »

Les bras d'Aya desserrent légèrement leur étreinte.

Le petit corps fané, s'affaisse disloqué comme une poupée d'herbes sèches.

Un filet de  lait nacré s'écoule des lèvres bleues craquelées.

 « Fort comme le lion,

Sage comme l'éléphant,

Rapide comme la gazelle,

Tu es un géant, toi mon enfant. »

Les paroles de la berceuse funèbre s'éparpillent dans la  brise du crépuscule orangé, emportant au loin le souvenir des jours éteints.

Eteints comme les battements du cœur étranglé d'Aya.

 


 

Note :

La graine ne peut pas dissimuler longtemps le baobab.

En 2006, Abidjan a connu une grave pollution chimique.

580 tonnes de déchets toxiques ont été déversés dans plusieurs points de la ville, provoquant de graves atteintes à la population. Le gouvernement a été accusé d'avoir fermé les yeux pour permettre à un fleuron de l'industrie russe de se débarrasser de ses déchets contre une forte somme (accusation à prendre sous réserve).

Lisez l'article sur « l'Afrique dépotoir de la planète » sur Novethic.


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