Nous quittons le Gulmit campagnard et ses montagnes austères pour nous diriger vers Karimabad. « Je ne comprends pas pourquoi vous passez si peu de temps à Karimabad », nous dit Karim, notre guide pakistanais, dans la jeep. « Pour moi, c’est la plus belle ville de la région. » Est-ce parce qu’il porte le même prénom ? Sur la route, de petits garçons en jean et chemises – et pas en shalwar kamiz - dirigent à la baguette des « troupeaux » de deux vaches et trois moutons. Femmes et gamins travaillent dans les champs. Des hommes s’occupent aux scieries installées près de la route. Le soleil est clair, la lumière cristalline, la rivière glacée roule sourdement. L’atmosphère est calme, à l’ombre des peupliers, face à la montagne. Au bord de la grand-route qui mène en Chine, un pont aérien pour piétons enjambe l’eau bouillonnante du torrent.
Au pied du fort d’Atlit, des kilomètres plus loin, des pétroglyphes ont été gravés là où la vallée se resserre. Encore un vestige de l’ancienne Route de la soie. On distingue des ibex, des écritures – jusqu’à onze écritures différentes, selon les spécialistes ! Les plus anciennes dateraient du 2ème siècle de notre ère. Les « pèlerins » inscrivaient ici on ne sait quoi de propitiatoire ou simplement la trace historique de leur passage. Pour les touristes, on les appelle aujourd’hui « les rocs sacrés de Hunza ». Mais les pétroglyphes ne sont pas protégés ; ils sont donc recouverts à hauteur accessible de graffitis récents ou d’invitations. Il y a là la trace des ignorants, mais aussi des sectaires pour qui l’islam a banni à tout jamais la représentation.
Nous déjeunons dans le bas de Karimabad, près du cimetière, sur l’arrière terrasse du restaurant. Nous sommes à l’ombre d’un grand arbre avec vue sur la vallée, vers Altit. C’est très agréable, le menu aussi. En apéritif du jus d’abricot séché, mixé avec de l’eau, bien épais. Suit une « soupe » d’abricot, soit la même chose, mais chaude, avec quelques pâtes cuites dedans. La vallée de Hunza a été de tout temps réputée pour ses abricots dont on garde tout, le fruit pour le sécher, l’amande pour presser en huile et la coque du noyau comme combustible ! Arrive ensuite un chausson à la viande, du bœuf haché épicé, des pommes de terre sauce yaourt épaissi à la farine grossière de sarrasin, puis une sorte de lasagne au chou chinois salé. Le dessert est cette même tourte de chapatis au yaourt cuit et huile d’abricot que nous avons vue fabriquer hier soir. Toute cette cuisine est de tradition Hunza, donc faite pour des paysans, avec les produits du terroir. Elle est peu sophistiquée et tient au corps. Mais pour nous qui avons oubliés quelque peu la saveur de la grosse cuisine paysanne, c’est plutôt bon. Nous l’arrosons à la bière religieusement autorisée – sans alcool.
Nous avons traîné l’après-midi dans les rues de la petite ville, admirant le point de vue sur la vallée depuis le cimetière, les gorges d’Ultar. Nous avons négocié de l’huile d’abricot au litre, parcouru les boutiques. Elles offrent toutes les mêmes choses : des tapis, des pierres semi-précieuses et des objets plus ou moins antiques. Il y a là, en vrac, des sabres, des fusils, des théières en pierre, des gobelets gravés en métal, des calebasses et des pots, des selles pour chevaux… Les deux heures ont passé très vite. Nous avons pu prendre notre temps, surtout pour celles et ceux saisis de fièvre acheteuse dans sa forme virulente (maladie contre laquelle je suis depuis longtemps immunisé). Francis ramène ainsi divers objets qui iront dans son « intérieur sophistiqué » (c’est lui qui le dit) ou « pour offrir ». Françoise négocie encore un tapis, se chargeant à mesure de sacs qui risquent de la transformer en baudet une fois à Roissy. Didier préfère les cartes de situation et les cartes postales. Il a ainsi l’impression de « posséder » un peu plus le pays. D’autres font dans le lapis-lazuli. Personne ne ramène de selle de cheval, et pourtant elles sont belles.
Nous reprenons les jeeps en fin d’après-midi pour rallier Gilgit. Nous avons ouvert les capotes des véhicules pour profiter du paysage. Le ciel s’est couvert mais il fait étonnamment chaud entre les falaises où passe la route. Nous doublons trois camionnettes remplies à ras bord de jeunes. Il y en a au moins une trentaine par véhicule, tassés à l’intérieur, grimpés sur le toit, ou agrippés aux montants. Tout cela crie et hurle de joie quand nous les doublons à la suite, six jeeps d’étrangers. Reviennent-ils d’un match du dimanche ? D’un meeting électoral ? D’un séminaire d’endoctrinement taliban ?
Rouler la nuit est encore plus aléatoire que le jour : les gens marchent sur la route sans lumière, restent assis au bord à discuter ; les vélos, chargés, tiennent le milieu de la chaussée sans aucun éclairage ; les tracteurs, par avarice paysanne, n’allument pas leurs phares sauf au dernier moment, pour les éteindre aussitôt le croisement effectué. Nombre de voitures ou de camionnettes n’ont qu’un seul phare qui fonctionne, les faisant prendre de loin pour des motos…