Qu’est-ce qui fait l’exceptionnelle valeur des œuvres d’art ? Qu’est-ce qui explique le prix, économique et social, qu’on leur accorde ? Pourquoi appeler les productions artistiques des œuvres, les œuvres des chefs-d’œuvre et les artistes des maîtres ou des génies ?
On distingue les œuvres des choses. On perçoit la différence entre l’artiste et l’artisan, entre un grand tableau et une superbe paire de chaussures. On sent bien qu’une belle symphonie n’est pas du même ordre qu’un doux parfum. Mais dès qu’on cherche à penser cette différence, elle s’évanouit aussitôt. Car les œuvres possèdent les mêmes qualités que les choses. Leurs effets sont comparables.
En un sens, les oeuvres ressemblent aux choses parce que leurs effets sur les hommes sont semblables. Une œuvre plaît par sa beauté, mais une robe, une montre, une tasse de café aussi plaisent par leur beauté — la beauté n’est pas le privilège de l’art. En général, les oeuvres plaisent parce qu’elles émeuvent. L’émotion est un critère décisif de l’œuvre ; mais il va de soi qu’une lettre, un geste, une histoire aussi émeuvent — l’émotion n’est pas l’apanage de l’œuvre. On pourrait en dire autant du plaisir pris à l’art : aller à une exposition ou à un concert est divertissant — mais il n’y a pas que l’art qui soit divertissant.
Il reste qu’une œuvre est faite essentiellement pour apparaître, et non pas tant pour plaire, émouvoir ou divertir. L’artiste cherche moins à produire un effet qu’une présence. L’œuvre, étant destinée à apparaître plus qu’à servir, l’artiste peut concentrer toute son attention sur elle, se vouer tout entier à sa perfection. Il est peut-être le seul à avoir le droit de ne penser qu’à l’apparence, à réaliser une chose n’ayant sa fin qu’en elle-même.
L’apparence, comme disait Hannah Arendt, est la raison d’être de l’œuvre, elle ne sert en somme qu’à elle-même — et c’est paradoxalement, comme le bonheur, ce qui fait sa valeur. Les plus grandes choses, curieusement, sont celles qui ne servent pas à autre chose.